Le chaton sort ses griffes...

Paresseusement, le Père du Sommeil balaie des yeux la pièce tout en se recouchant sur le dos. Une bonne partie du mobilier ici est directement taillée dans la roche... Cela veut dire que presque rien ne peut servir d'arme. Sauf si c'est, non le mobilier avec lequel il frappe Gwendolin, mais l'inverse. C'était une méthode qu'il n'appréciait pas plus que cela, car elle était beaucoup plus saignante que l'alternative, et surtout, que quelqu'un de sa grâce pouvait plus facilement éviter... Mais ce n'était ni plus ni moins qu'une autre option.

Dans tous les cas, même s'il était prêt à défendre chèrement sa vie, il n'y tenait pas. Il était véritablement épuisé, et, même s'il parvenait à ses fins, il n'aurait pas d'autre choix que de quitter l'Oasis. Trop de gens les avaient vu entrer ensemble pour ignorer que si Gwendolin disparaissait, il en était le responsable. La violence n'était rien d'autre qu'un moyen d'arriver à une fin, et cette fin n'avait rien d'enviable. Et il avait déjà obtenu ce qu'il voulait. Une raison. L'étincelle d'égoïsme qui animait celui qui semblait jusque là imperturbable. Et maintenant, que faire de cette information ?

Il tourna la tête vers son hôte, et l'inspecta rapidement.

Sa posture était différente. Etait-ce parce qu'il avait remis en question l'autorité du prince, ou parce qu'il avait réussi à transpercer son calme apparent et dévoiler la bête qui sommeillait en lui, comme en Darui lui-même ? Il pouvait presque sentir sur sa peau son envie de s'y essayer... Mais pas aujourd'hui. Si le kuroïte devait se battre aujourd'hui, ce serait sans conviction. Une simple façon d'écarter une menace. Cela n'aurait rien d'amusant pour l'un ou l'autre...

Alors, il reprend la parole, d'une voix à nouveau calme.

"L'honneur... Un concept que trop de gens utilisent pour justifier tout et n'importe quoi. Quel honneur y'a t'il à ce qu'on fait ? Toi, comme moi, nous sommes des armes. Attends-tu d'un cimeterre qu'il ait de l'honneur ? Qu'il sache ce que ce mot signifie ? Moi, je l'ai su... J'étais honorable, et tout ce que cela m'a apporté, c'est la mort de celle que j'aimais. L'honneur est une erreur...

Mais si tu y tiens, alors je t'aiderai à accomplir ta revanche sur la vie, quelle qu'elle soit. La prochaine fois qu'un oeil cryo sera entre mes mains, tu le recevras ici même. En gage de remerciement pour m'avoir sauvé la vie et offert un lieu où dormir... Libre à toi de me dire ce qu'il en est exactement de cette histoire familiale, ou non... Ca ne m'empêchera pas de dormir, mais j'apprécierais en savoir plus sur toi. Il est rare de rencontrer quelqu'un comme toi, cela au moins, je peux le reconnaître..."

Il tourne à nouveau la tête vers le plafond. Cette concession faite, il espère avoir légèrement apaisé les tensions. Non pour sa sécurité, mais pour son simple confort.

"Quant au fait que je sois un criminel... C'est vrai. Personne ne m'a mandaté pour quoi que ce soit. Et je vois bien que tu aimerais qu'il soit ta proie, plutôt que la mienne, mais malheureusement, il arrive qu'un homme soit la proie de plusieurs chasseurs... Et je me demande bien qui me poursuivrait, parmi les tiens... Je connais mon sujet, danseur. Il est une épine dans le pied de vos princes, et s'il n'y a pour l'instant aucune raison de le condamner à mort, d'autant plus que vous risqueriez un soulèvement des homme-bêtes en abattant leur "chef"...

Alors qu'un bouc émissaire tout trouvé en la personne d'un assassin kuroïte bien connu, c'est idéal. On vous demandera réparation, vous gagnerez du temps en disant que Kuro est une nation lointaine avec des liens profonds avec les autres nations, mais vous contacterez la famille Sosuke, faussement offusqués, et ils vous accorderont une généreuse rétribution, sous la forme d'un marché exclusif, ou tout simplement d'espèces sonnantes et trébuchantes.

Un homme-bête servant les mêmes maitres que toi mettra un terme aux volontés d'unité des homme-bêtes, ou s'arrangera pour y placer un pion qui vous servira, et au bout de quelques mois de conflit larvé, tout s'apaisera. Bien plus efficacement que s'il mène ses volontés de conquête et de révolution plus loin.

Oh, bien sûr, je serais persona non grata, en Qalish, mais je le suis déjà dans tous les pays du monde. J'espère cependant que je n'aurai pas à croiser le fer avec toi... Je n'en ai peut être pas l'air, mais j'ai une sensibilité artistique, et tu as mieux à faire qu'être un tueur à gages."

Il était tout à fait frustrant pour le garçon d'être ainsi exposé, non pas que sans son armure il aurait été incapable d'encaisser ou surtout d'esquiver, mais qu'aucune des armes qu'il avait forgé à travers les époques n'avait survécu aux tumultes du passé, ne lui laissant plus que ses poings pourtant déjà considérés comme des armes mortelles. C'était cette faiblesse, cette certitude de ne pouvoir renvoyer coup pour coup l'échange qu'un conflit ouvert instaurerait.



Il haussa mollement d'une épaule, les manigances politiques n'intéressaient pas beaucoup l'espion et c'est bien pour cela qu'il n'en parlera pas plus, il avait délégué sans trop le regretter ce genre de considérations à d'autres et gardait une vision nettement plus basique des faits, considérant qu'un être bon, honorable et chargé de bonnes intentions serait le prérequis immédiat à toute grande œuvre, et il savait que peu des dirigeants remplissaient ces conditions.

La question de savoir ce qui causerait le moins de troubles à Theles Hasis I lui vint, il ne savait pas encore précisément s'il devait œuvrer en faveur d'une stabilité interne politique ou si les péripéties étaient nécessaires à changer le monde comme son prince le souhaitait tant avec son cabaret et son internat où les deux paumés ici présents s'étaient retrouvés.



Il vint balayer le père du sommeil de son regard à jamais ardent, les traits de son visage froncés et dans la pénombre, on aurait pu le méprendre pour un démon jouant d'artifices pour tenter inutilement de faire peur aux plus crédules. Il n'en était pourtant rien, c'était le visage d'un être résolu, certain de ce dont il est était capable et de ce qu'il avait encore à réaliser.

"Si tu penses sincèrement que l'honneur est interne, et qu'il est aussi simple que cela, peux-tu présumer de mon honneur comme tu l'as fait ? Nous n'avons pas la même façon de voir les choses, rien de plus. Et si ton honneur est d'être une arme pour Theles Hasis, le mien est différent... néanmoins, je reconnais être le premier à avoir lancé les hostilités. Je te présente mes excuses pour les menaces que j'ai proférées à ton encontre. Il est plus simple d'obtenir ce que l'on veut ainsi. Preuve en est que tu es encore là..."

Il croisa le regard de l'assassin, et lut dans ce dernier qu'il était tout l'opposé de lui-même. Darui avait depuis longtemps renoncé à sa fièvre et son ardeur. Ce n'étaient que des distractions de son véritable objectif. Parfois, elles ressurgissaient, douloureusement, et le reste de douleur qu'il ressentait dans la poitrine suite à sa rencontre avec la sorcière rouge en était un cruel rappel, mais peu importait... Il préférait sa froide résolution à la haine farouche qui animait les agissements de Gwendolin.

Cependant, qu'une telle volonte survive aux décennies que l'elfe avait probablement était admirable. Lui aussi était dangereux. Incontrôlable, bien plus que Darui ne l'était, car ce dernier était prévisible. Il est aisé de prendre ses dispositions pour régler à l'avance une erreur. Mais le jour où Gwendolin perdrait l'esprit et agirait contre ses véritables ennemis, quels qu'ils soient, ses maîtres le regretteraient.

Pas Darui. Darui était curieux. Et s'il fallait qu'un jour, ce soit lui qui soulage Gwendolin d'une vie de souffrance, il envisageait déjà des moyens de le faire. A nouveau, il reporta son regard sur le plafond.

"Cependant, tu te trompes sur une chose, à mon sujet... Je ne suis pas dangereux. Je suis talentueux dans ce que je fais, à savoir donner la mort. Mais je ne suis pas le véritabble danger. Le danger se niche dans le coeur des hommes, dans leurs passions, dans leur désespoir. Je n'en suis pas dénué moi-même, bien sûr, mais ce que je fais est réfléchi, étudié. Les humains, les elfes, les homme-bête, tout ce qui arpente ce monde... La majorité d'entre eux ne pense pas. Ils réagissent. Ils suivent une trame déjà écrite. Ils dansent sur un air joué par des entités qui nous dépassent.

Chacun d'entre eux... Ignore le pouvoir qu'il a. Il ignore que chaque grain qu'il plante nourrira une famille entière, un jour, que l'acte de cruauté qu'il vient de commettre fera d'un garçonnet le plus dangereux des criminels, ou que le simple fait de rester en vie transforme le monde autour de lui. Chaque battement de leur coeur est précieux, et ils le gâchent à n'être qu'une reproduction de ce qu'ils voient. La routine, la rancoeur, la naïveté... Ces choses sont dangereuses. Le monde est Fou, car ce qui écrit sa trame est dément...

J'ignore si je suis le remède ou une simple péripétie... Mais si tu cherches le danger, Gwendolin, regarde dans le coeur de tes alliés, de tes ennemis, et dans le tien. Il est bien plus à craindre des dangers en puissance que des dangers de fait."

L'elfe soupira et accorda la raison au Père du sommeil d'un geste d'une main ouverte se levant vers son propre visage et dessinant d'un geste de coup de vent qu'il lui offrait la victoire, bien que sa menace ait surtout fonctionné sous le joug de la fatigue mutuelle des deux hommes et que Gwendolin plus que son opposant n'avait pas envie de changer le lieu même du projet ambitieux de son maître en un nouveau champ de bataille. Quoi que leur affrontement aurait pu être silencieux, trop vif pour le commun des mortels, intéressant d'un point de vue uniquement martial.



Il se releva ─encore─ et attendit la réponse ou réaction du Père du Sommeil, la colère du garçon s'était calmée, il était plutôt hâtif d'aller se reposer, de plonger dans les bras de son prince pour lui réciter les tourments de sa journée. Ça et travailler sa prochaine chanson qui parlerait de ses déceptions amoureuses ─encore─.

Deux ignorants...

Bien sûr, Darui savait ce que son "collègue" voulait dire. Mais parfois, il s'interrogeait. S'il avait pu être réellement ignorant, que serait il devenu ? Plus jeune, pour s'occuper pendant que celle qu'il aimait soignait des patients, il taillait le bois. Il avait même occasionnellement vendu des figurines, et même quelques meubles. La menuiserie était une voie qui ne manquait pas d'ambition, mais infiniment plus calme. Elle collait mieux à son tempérament doux et calme. Mais aujourd'hui, pouvait il seulement prétendre avoir quoi que ce soit en commun avec cet homme là ?

Le vieux Sosuke lui avait aussi dit qu'il devait s'intéresser à la politique. Il était intelligent, avait une grande finesse d'esprit, et, s'il prenait le temps de s'habiller correctement, de se coiffer, et de faire des efforts pour se présenter correctement, il pouvait faire un fin diplomate... Mais Darui détestait cela. La passivité de ce rôle ne permettait pas à ses passions de passer. Il avait besoin d'agir. Besoin de se battre, de cracher au visage du monde comme on le lui avait fait. Il n'avait pas menti : sa rancoeur était maitrisée et mise à profit pour lutter contre le sens du courant... Mais il savait qu'il était aussi prisonnier de ses propres pulsions. Un jour, peut être, en serait il libre.

Mais pour l'instant, il adressa un signe de la main à Gwendolin en reprenant la parole.

"Je ne suis pas doué pour les mots. Et, pour être franc, je ne suis pas sûr de pouvoir réellement comprendre un homme sans l'affronter. Tu n'es pas plus un danseur qu'un simple assassin, comme moi. Nous ne faisons que jouer des rôles... Alors va préparer ton épée, et tout ton arsenal.

Je préférerais t'affronter après que tu aies reçu l'oeil que je t'ai promis, pris la revanche que tu voulais prendre... Mais si ce n'est pas possible et si le monde décide de te mettre en travers de mon chemin avant cela... Alors je te dirai si je te donne ma bénédiction.

A bientôt, Gwendolin. Puisses-tu obtenir ce que tu désires réellement."