Comme souvent, tu es à la proue de la Sereine, nonchallament assis sur le garde-fou, prêt à tomber au moindre à-coup.

Tu regardes le soleil se coucher sur la côte où vous débarquerez, sans doute demain. Vous... Oui, elle et toi. Peut être ceux qu'elle aura choisis d'y rajouter. L'aboutissement de plusieurs années de préparation. Et pour l'instant, ton plan ne repose que sur des ébauches. La Recluse Brune, Erÿe, quelques autres... Retrouver Aerith, enquêter sur les forces de Richter et la loyauté de ses vassaux, ou même sur ceux que tu pourras acheter... Lorsque tu débarqueras, tu auras beaucoup à faire. Et, comme toujours, si peu de temps.

Il ne manquerait plus que Richter soit malade et ne te file entre les doigts. Bien sûr, ta colère se dirige contre tous tes aînés qui ont choisi de t'exiler, mais c'est de lui que tu souhaites acquérir des réponses. Pour toi... Mais aussi pour elle.

Odrade... Odrade, si belle et si fascinante. Odrade, qui sait tant de choses, et qui a une loyauté si touchante. Bien sûr, tu sais qu'elle est avant tout loyale à sa vengeance, et qu'elle ne s'attachera jamais ainsi à toi, elle a trop de méfiance envers les humains pour cela... Mais qu'importe ? Elle est une sirène, ta muse. Tout l'attrait d'une vie en mer pour un pirate. Et toujours ce subtil rappel qu'elle est l'un des rares trésors que tu ne possèderas jamais.

Tu fermes les yeux en respirant les embruns. C'est ainsi. Une douce douleur qui te rappelle que l'on n'obtient pas toujours ce que l'on veut... Et ce n'est pas si mal, après tout. Il est bon que certaines choses restent interdites.

Et d'ailleurs, tu l'entends marcher derrière toi. Mais tu ne te retournes pas.

"Nous arriverons demain... As-tu une idée de la première chose que tu feras, en débarquant ?"

C’est une silhouette, plus petite vu la taille de la Sereine, mais reconnaissable entre toutes. La seule silhouette vers laquelle Odrade ne s’inquiète pas de s’avancer, ce qu’elle fait même avec un sourire discret. La silhouette grandit à mesure qu’elle s’approche, comme la place qu’a pris progressivement Zacharia dans sa vie. Et lui semble toujours si insouciant, lorsqu’il se suspend ainsi au bord de l’eau, prêt à être dévoré par les flots au moindre manquement de son navire.

Un spectacle qu’elle a vu des dizaines de fois depuis que ses pieds foulent le pont des navires de la flotte. Les années passent vite lorsqu’elles sont focalisées sur une seule tâche. Mais à présent que celle-ci semble être à portée de main, tout semble aller trop vite. Presque. Ils n’auront pas d’autre chance, Odrade le sait bien. Une question surnage pourtant…

Qu’adviendra-t-il ensuite ?

Il lui suffirait de demander ; pour être certaine que sa place sera encore ici.

Zacharia ne la salue pas, mais il l’a reconnue ; sans même avoir besoin de se retourner. De quoi réchauffer le coeur de glace, alors que la jeune femme s’acoude à ses côtés, silencieuse pour le moment. Les mèches roses, exceptionnellement détachées, forment une toile mouvante au gré du vent derrière eux, captant les reflets chaleureux du soleil. Un instant où la tension semble inexistante, alors que le regard de glace de l’élémentaire est tendu vers leur objectif. Ses mains délicates, posées sur le garde-fou, sont prêtes à agir ; au moindre mouvement inhabituel dans son champ de vision, un filet de glace s’étendra pour empêcher les flots d’avaler son capitaine. C’est un fil arachnéen, qui s’enroule dans un coin de son esprit. Si ses pensées sont dirigées vers sa vengeance, sa loyauté se love autour de l’homme à ses côtés, aussi bien protectrice que dangereuse.

Puis Odrade réalise qu’elle a oublié de respirer ; elle inspire, se demande ce que voit l’homme lorsqu’il regarde tout cela.

“J’aimerais pouvoir te donner une réponse futile ; je suis certaine que cette légèreté nous ferait du bien, mais je n’arrive à penser à rien. Il nous faut des renseignements, de l’intérieur… ”, pour elle, la vengeance est presque simple. Elle n’a personne à sauver, personne à protéger. Pour lui, la situation est bien plus complexe. Alors elle se pliera à son jeu, tant que son but est assouvi. “Par conséquent, je chercherai certainement une personne à faire parler. Si ça te convient ?”

Un regard en coin. De manière à ce qu’il comprenne que la résolution de l’élémentaire est inébranlable.

Tu souffles du nez à son début de réponse.

En d'autres circonstances, tu aurais sans doute ri, aussi théâtralement et avec autant d'enthousiasme que d'habitude. Tu avais toujours été connu pour être un bon vivant, et cela faisait partie de ton charme. On ne pouvait avoir confiance en un bloc de marbre, mais si ce bloc de marbre souriait, s'énervait, ou, parfois, était abattu, bien qu'il fallait réserver cette émotion à ses plus proches alliés, alors on se reconnaissait en lui... Ou on reconnaissait un père, un fils, un frère ou un cousin. On pouvait se lier à tous ces gens, bien plus efficacement, et il était plus simple d'imposer des bornes à l'affection et de rappeler qu'on était le commandant, plutôt que de faire naitre un attachement artificiellement.

Mais pas aujourd'hui. Et, peut être plus important encore, pas avec elle. Elle était loin de tout savoir su rtoi, et l'inverse était tout aussi vrai, mais tu ne simulais pas tes sentiments, avec elle. Tu avais toujours eu l'impression qu'elle pouvait voir au travers de ces artifices, et même si ce n'était peut être que superstitions, tu lui devais la sincérité. Pour ce que Richter lui avait fait, sinon pour elle-même. Et tu appréciais avoir une personne avec qui tu pouvais être sincère, plus que tu ne l'aurais cru.

Tu hoches la tête, à sa conclusion. Elle ne perd pas le Nord, elle non plus... et tu sais qu'elle est bien plus directe que toi. Plus cruelle, aussi, peut être. Elle n'est pas humaine, après tout. Elle ne ressent pas de culpabilité, aussi loin que tu puisses en juger, mais peut être votre perception des choses est elle différente. Tu n'as jamais été sûr de ton âge, mais tu sais qu'elle est peut être trois ou quatre fois plus âgée que Richter. Si tu vivais aussi longtemps, ton coeur ne fanerait il pas à son tour ?

Tu te tournes pour te coucher sur le garde-fou, l'avant bras droit devant les yeux, et le bras gauche au dessus du vide.

"Tu n'as pas besoin de ma permission, Odrade. Et même si c'était le cas, je te la donnerai sans doute aveuglément. Tu connais mes seules conditions. On reste discrets, pour l'instant, et on ne fait aucun mal à mes petits frères et petites soeurs."

Tu laisses passer un silence, ton envie de rajouter quelque chose évidente.

"Je me demande, Odrade... Quelle sera leur réaction ? A eux, mais aussi à mes ainés, et à Richter... Je doute qu'ils soient ravis de me voir surgir du fond des mers à la tête d'une flotte... Mais ne te demandes tu jamais si tout cela pourrait être son oeuvre ? Si nous ne dansons pas encore au creux de sa main ? Peu importe, en tout cas, car si c'est un jeu politique, sa meilleure option est de le perdre, pour l'avenir de sa lignée, alors notre victoire n'en sera que plus facile... Mais je ne vois pas d'autre explication. Les coïncidences sont trop belles."

Le regard froid de l’élémentaire suit les mouvements du plus jeune, la glace paraît déjà sur le bois de la coque de la Sereine, en contrebas. Ca ne demande pas assez d’efforts pour qu’elle ne rajoute pas cet ultime garde-fou.

“Au sujet de la discrétion justement. Pas que je compte geler la ville entière et briser les tibias des gardes de Balenos sous leurs yeux jusqu’à ce qu’ils parlent… ”, une brève hésitation, une inspiration. Il ne la voit pas, elle ne le regarde plus. Son regard est plus loin, ailleurs, quelque chose qui la travaille depuis longtemps sans qu’elle ait pu mettre les mots dessus. “Sauf s’il a des problèmes de mémoire, il devrait me reconnaître. ”

Elle ne réalise pas, le temps passé ne devrait pas permettre. Elle devrait avoir changé, avoir vieilli, et pourtant elle songe uniquement à ce désavantage. Si elle avait su, si elle n’avait pas été aussi persuadée que Richter ne pouvait pas la trahir, et avait dû la laisser derrière à contre-coeur, jamais elle n’aurait songé à revenir lui faire face. Elle serait restée morte pour lui…

Pourtant, c’est sans hésitation qu’elle préfère se pencher sur les questions de son capitaine. Les lèvres pincées sous la concentration, elle cherche dans son discours les failles de résolution à colmater. Ils ne peuvent céder si près du but. Mais la prudence est de mise avant tout…

Délicatement, touchant à peine la peau de son front, l’élémentaire dégage une mèche verte de Zacharia. Une manière de lui faire comprendre qu’il n’est pas seul.

“J’ignore s’il place sa lignée avant lui, sur ce plan, tu seras meilleur juge que moi. ”, elle regrette sincèrement ce fait, comme si c’était un manquement à ses désirs de vengeance. “Je suis certaine que tes cadets seront heureux de te revoir. Quand aux aînés… Ont-ils agi comme ils l’ont fait pour protéger ceux-là même que tu veux sauver ? Ont-ils cherché à protéger leur place ? Pour une même conséquence pour toi, les raisons peuvent jouer. Et si c’est la peur … ”

Un sourire qui n’a rien d’humain éclaire les traits de l’élémentaire, qui se détourne du spectacle pour surplomber Zacharia, quelques mèches frôlant la peau travaillée par la mer.

“Il suffira de leur montrer que nous sommes bien, bien plus à craindre que cet homme vieillissant. Nous les soumettrons. Nous leur ferons croire que la merci est quelque chose de possible.”

Le reste n’a pas besoin d’être évoqué. Leur faire connaître la douleur de la trahison, venger Zacharia, jusqu’à ce que le coeur du capitaine soit satisfait.

“Restons cependant prudents, d’accord ? Depuis le temps que nous attendons… ”

Le temps de toute façon, n’est qu’une affaire de mortels.

Quelle femme étrange...

Parfois grande soeur, parfois objet de tes désirs, parfois si vulnérable qu'elle est une fille à protéger, et parfois si imperturbable et déterminée qu'elle t'évoque la douce fureur d'une mère... Elle est le parfait contrepoint à tes sentiments, presque invariablement. Celle que tu veux sauver dans les moments où tu te sens invincible, grisé par le pouvoir et la fureur, ou celle qui te protège quand le doute rejallit, et t'abîme dans ses profondeurs insondables... Sait elle seulement à quel point elle est importante pour toi ? Oui, sans doute. Elle a l'assurance que toute femme possède lorsqu'elle est adorée.

Néanmoins, alors qu'elle caresse distraitement ton front en dégageant une mèche de cheveux, tu sens ses hésitations, ses doutes. Sa douleur dissimulée. Tu sais qu'il lui coûte, de ne pouvoir exercer sa vengeance librement, et peut être même qu'elle doute de toi, et du fait que tu iras jusqu'au bout. Quelqu'un te connaissant si bien, s'interrogeant à ce sujet... Peut être voit elle quelque chose que tu ne peux, obstiné par ta vengeance et ta fuite en avant... Et c'est vrai. Tu as parfois envie de t'effondrer. De pleurer à tout ce que tu as perdu, et perdras encore en arrachant ta vie à Richter. Tu as envie de lui parler, mais doit te résigner au fait que cela n'arrivera peut être jamais. Parfois, ils te manquent. Parfois, ton père te manque.

Mais tu sais que c'est là ton rôle. Ce n'est pas si différent des jeux de cours auxquels on te faisait participer, plus jeune. Ce n'est pas si différent d'une pièce de théâtre, un art que tu appréciais. Les soirées à l'opéra ou au théâtre avec ton Père... Elles te manquent. Elles te manqueront toujours...

Tu souris, cependant, en retirant ton bras de tes yeux.

"Je sais ce que tu essaies de faire, Odrade, et tu n'as pas à t'inquiéter... Je compte bien aller au bout. J'ai toujours su jauger assez mes hommes pour connaitre leurs intentions... Je saurai identifier parmi ceux qui m'ont trahi ceux qui l'ont fait par lâcheté de ceux qui l'ont fait par jalousie, ceux qui l'ont fait pour protéger mes adelphes de ceux qui l'ont fait pour protéger leurs intérêts. Et je sévirai, pour que personne n'oublie jamais d'où nous venons, et où nous finirons.

Et ne t'en fais pas. Que Richter soit un génie qui nous ait mis sur cette voie, ou que la somme de ses erreurs ait simplement abouti à notre alliance, cela ne change rien. Je n'ai jamais fui devant une tempête à laquelle nous pouvions survivre, et j'ai au contraire toujours su quand faire dévier les bricks pour leur éviter de finir brisé par les flots. Je suis l'orage, après tout. C'est ainsi que je suis le meilleur...

Mais et toi, Odrade ? Une fois que tout cela sera fini, et que nous aurons tous deux obtenu notre vengeance... Que feras-tu ?"

Odrade ne s’inquiète pas réellement que Zacharia ne change d’avis, que sa main faiblisse au dernier moment. Le regard plongé dans celui de son cadet pourtant, elle voudrait être moins certaine à son sujet. Le doute est la seule manière d’éviter les déceptions, après tout…

Sous ses paroles, Odrade sourit, toute en discrétion. Son assurance a quelque chose de touchant, lui qui est si jeune et qui a pourtant déjà tant vécu. Mais lorsque la question lui est retournée, son regard fuit vers le large, s’envole vers des horizons rougeoyants. Les secondes s’écoulent, la glace mange un peu plus la coque de la Sereine, alors qu’un combat intérieur se fait, entre fierté et envie.

“J’ai encore beaucoup de mal à me projeter sur un après. Richter a fait bien plus que me trahir ; il a volé toutes les années suivantes, qui lui ont été dédiées, dans un sens. Ce temps de nos vies… Il nous les doit. Et quand j’imagine après il n’y a pas grand chose. J’aime être sur la mer, j’aime être libre, j’aime lire… ”

Elle pourrait se faire à une autre vie que celles qu’ils ont actuellement.

“Si… Tu me demandes de rester, je le ferai.”, l’élémentaire n’a pas tout à fait choisi la fierté, comme ligne de conduite, mais un peu. Elle pourrait dire qu’elle adore être à bord, dans cet équipage, mais non.

Un soupir, Odrade attrape ses mèches de cheveux comme des pensées éparses, les rassemble sous la griffe d’une pince onéreuse. Un mouvement souple, et la voilà sur le garde-fou elle aussi, à regarder plus loin encore. Les mortels vivent trop peu de temps. Mais elle voudrait quand même rester là, sans savoir qui serait aux côtés de l’autre.

“Sinon… je partirai.”

D’un mouvement gracieux, elle se tourne dos à la mer. Un pas, elle disparaîtrait pour ne plus jamais réapparaître. Une seconde seulement, où elle est hors de portée de tout, par ses propres habitudes à mettre de la distance entre elle et les autres, à tel point qu’elle ne sait plus comment la combler.

Puis elle s’assied, plus prudente, les jambes vers l’intérieur. La glace libère la coque

“On verra tout ça lorsque ce sera terminé ; que feras-tu de ton équipage, de toute façon ?”, une manière de savoir s’il y aurait encore une place pour elle. Egalement de sonder si Zacharia arrive à se projeter dans le futur ou si comme pour elle, Richter est un mur qui bloque toute visibilité.

Ses paroles, toutes en souffrance contenue, cristallisées et ornées d'une sensibilité rare, te touchent.

Tu comprends sa colère, car tu comprends sa souffrance, peut être plus que n'importe qui d'autre. Pourtant, vous êtes si différents, dans votre réaction à Richter. Tu peux ressentir sa frustration et la tension entre ses envies et ses peurs. Tu sais que ce ne sont que des cicatrices et rien de plus. Des balafres laissées par Richter sur son âme. Si tu l'avais connue avant lui, aurais-tu pu être celui qui lui ferait aimer les humains ? C'est ainsi. Un jour, peut être aura t'elle pleinement confiance en toi. Elle est peut être la seule que tu n'envisages pas de trahir, après tout...

"Ah ! Ce que je ferais de mon équipage... Tu t'en doutes déjà. La prétendue haine des corsaires qu'ils possèdent n'est rien d'autre que de la haine de l'ennemi. Si ce sont eux, les corsaires, tant que je ne les empêche pas de vivre leur vie, ils me suivront aussi aveuglément que jusqu'ici. Les humains sont des créatures cupides, et moi le premier. Les idéaux n'ont de valeur que pour ceux qui sont assez fous pour vouloir plus que leur dû. L'immense majorité des gens... Donne leur ce qu'ils veulent, et ils feront tout ce que tu leur demandes. Alors je ferai d'eux des corsaires, et ils en seront heureux.

Quant à moi, j'ignore si je resterai en mer, ou si je devrai régner. J'espère qu'Aerith ou un autre de me adelphes sera capable de régenter à ma place. D'être mon visage, et que je n'aurai à apparaître que pour les grandes cérémonies, ou les diners diplomatiques avec ceux au dessus de moi. Et dans ce monde que je vois, dans ce futur que je présage, tu as toute ta place, Odrade, et tu le sais. Que ce soit ici, ou à terre, que ce soit en tant qu'assassin, capitaine de mes troupes d'élites, ou en tant qu'amie... Toi et moi ne sommes pas comme eux, cependant...

Je ne peux pas être sur que je pourrais te rendre heureuse. Tu as connu sans doute bien des choses avant de rencontrer Richter, et peut être que ces choses là te manquent. Peut être ne t'en rends tu pas encore compte, car la traque te permet d'en détourner ton esprit. Le monde t'appelle, bien plus que moi. Si j'échoue... Si je perds tout ce que j'ai, comme je te l'ai dit, je trouverai une autre vie. Sans doute ailleurs, et sans essayer une fois de plus de retrouver mon nom. Mais je ne suis pas, comme toi, un enfant du monde entier. Et, même si je réussis, d'une façon ou d'une autre, je devrai rester dans les environs de Meridiem... Mais...

Ma vie sera courte, Odrade. Peut être un demi-siècle de plus. Alors, j'aimerais te demander... Si tu pouvais passer le reste de ma vie à mes côtés."

Il y a de nombreuses choses, dans le discours de Zacharia, qui sont dues à son inexpérience et sa jeunesse. Penser que tout son équipage n’est là que par intérêt, que le coeur des Hommes est constant. Brièvement, tu t’inquiètes d’une potentielle déconvenue, mais au fond, tant que vous êtes tous les deux… Qu’importe les autres ?

Non. Tu ne peux pas penser comme ça. L’avenir du capitaine est trop incertain, prêt à basculer dans tous les sens ; Richter aussi, te promettait place à ses côtés, bijoux, livres et fourrures, tout ce qui te plaisait. Il avait pris cette place précieuse dans ta vie où tu croyais tout ce qu’il pouvait te dire… Richter t’aurait promis de te rendre heureuse, quoi qu’il se passe, sans hésiter. Alors que son descendant émette des doutes sur ses capacités à te rendre heureuse, te tire un irrépressible sourire. C’est bien plus rassurant, de savoir que l’homme a qui tu as dédié ces dernières années doute de lui.

“Si tu réussis, je resterai à tes côtés. Si tu échoues… Alors ce sera à toi de m’accompagner.”, conclues-tu, les yeux baissés sur l’homme comme si sa vie éphémère t’appartenait. “Mais rassures toi ; je n’attends pas de toi que tu gères mon bonheur. C’est quelque chose que je dois construire moi-même. Ca peut… Simplement être plus facile de le construire si nous restons ensemble, quel que soit ton avenir.”

Brièvement, tu songes à revenir sur ce que Zacharia a compris. Mais ce serait avouer que tu n’es pas humaine, et même s’il sait, tu ne confirmeras pas cette information tant qu’il ne te met pas au pied du mur. Tu sais qu’il ne te rejetterait pas ; mais ce serait avouer, définitivement, que malgré ton envie de vivre parmi les mortels tu n’es pas très douée à te faire passer pour l’un d’eux…

Un soupir, tu sautes d’un mouvement souple sur le pont, tranchant le sérieux de la conversation. Tous ces mouvements, alors que Zacharia reste si calme, trahissent la patience que les décennies ont usée jusqu’à la trame. Ton désir d’action se voit dans ton regard, il est d’autant plus difficile pour toi de ne rien faire que vous êtes si proches de ton but. Votre but.

“Méridiem me plaira, si nous nous y installons ; la mer me convient déjà parfaitement, si telle est notre voie. Alors ne t’inquiète pas pour ça, d’accord ?”

Dans tous les cas, le sujet est clos. Tu as eu ce que tu espérais de lui, et c’est suffisant pour l’instant.

“Parles-moi des hommes de ton père. Je veux savoir lesquels attaquer, ceux qui sont là depuis longtemps. Lesquels seront assez sensibles à mes charmes pour céder.”, quelques informations contre une étreinte glacée.

Au cours de ta vie en mer, tu as vécu beaucoup de choses...

Tu as eu des amantes, dans beaucoup de ports différents, certaines plus sérieuses que d'autres. Tu n'avais certainement jamais songé à plus qu'à une relation de quelques mois au plus. Avec tout le respect que tu pouvais avoir pour ces femmes, elles n'avaient pas la carrure de nobles en puissance. Ce que tu désirais, c'était une reine, avec laquelle gouverner. Une femme formée aux arts diplomatiques et politiques, et pas une fille de pirate, d'officier de quai, ou de marchands...

Tu avais toujours fait de ton mieux pour être honnête à ce sujet, et ne pas leurrer qui que ce soit, mais certaines préféraient rêver intensément, quitte à subir un réveil difficile. C'était leur problème.

Odrade n'avait pas plus le statut possible de reine. Par ce qu'elle était, et par ce qu'elle n'était pas. Etre un souverain était un contrat, tout comme être capitaine ou amiral. Il fallait bien sûr protéger son peuple, des menaces extérieures comme intérieures, y compris, d'ailleurs, celles que le gouvernement, pouvait représenter... Mais il y'avait aussi d'une part d'attachement à son dirigeant. Célébrer son mariage, la naissance de ses enfants, pleurer les malades et les morts parmi les siens... Les rois et reines devaient devenir les proches de tout leur peuple. Et, malheureusement, comment pouvaient ils devenir proches d'une femme qui ne vieillirait jamais ?

Tu ne lui diras jamais... mais en un sens, tu comprends pourquoi Richter l'a trahie. Lui aussi devait avoir conscience de tout cela. L'acuité politique avait toujours fait partie de ses qualités. Mais tu ferais mieux que lui, tu ne l'abandonnerais pas... Peut être ne pourras-tu jamais la rendre heureuse, en revanche...

Tu acceptes bien volontiers son changement de sujet.

"S'il en est que tu peux séduire, cherche les jeunes. Comme moi, il a mis beaucoup de ses anciens officiers dans son état-général. C'est notamment le cas de bons nombres des militaires gradés qui lui servent de garde rapprochée, ou qu'il envoie en mer. La plupart te connaitront, ou auront entendu parler de toi. Le personnel civil, comme les chambellans, le conseil marchand dont il s'entoure, ou d'autres prétendus érudits, en revanche, sont susceptibles de posséder des informations précieuses, et de ne pas les protéger aussi bien qu'ils le devraient.

Si tu veux savoir qui tuer, en revanche, c'est l'inverse. Richter est un vieux loup de mer, et il ne fait guère confiance, sur beaucoup de sujets, qu'à ses anciens marins. Les tuer lui portera un sévère coup, que ce soit moral ou politique. La question est plutôt de savoir si tu devrais en épargner certains... Il s'avère que notre ancien précepteur était son navigateur. Des informations que j'ai pu récolter, il vit maintenant dans une ferme reculée à quelques heures du manoir. Ne le violente pas, mais je pense qu'il pourrait nous fournir une liste de personnes dignes d'être épargnées, dont le savoir nous manquerait trop, ou qui seraient prêtes à prendre mon parti. Je doute qu'elles soient nombreuses... mais c'est un bon départ."

“Les jeunes manquent d’expérience, on s’ennuie avec…”, une expression un peu boudeuse marque tes traits, avant que tu ne soupires. Tuer les proches de Balenos, ça ne serait pas un problème. Les éliminer un à un, ne laisser que ceux que Zacharia a la bonté de vouloir en vie, pour lui faire comprendre que sa fin est inéluctable, tu n’y verrais aucun inconvénient. Mais il comprendrait. Avec l’expérience donnée par les années, il comprendrait très bien que tu viens pour lui et, pour agir ainsi, que tu n’es pas seule. Quoi que. Il sait peut-être déjà, après tout. La flotte de Zacharia n’est pas un modèle de discrétion et, plus il y a d’hommes sous les ordres de quelqu’un, plus le risque de fuite est élevé. “Mais j’irai voir ton précepteur. En premier. Nous nous connaissions après tout, s’il tente de me mentir, j’aurai plus de chance de le savoir.”

Tu réfléchis encore, te demandant à quel point tu seras reconnue. Dans un sens, c’est facile : dans cette image figée de toi, rien n’a changé depuis la première fois que tu as rencontré Richter.

“J’emmènerai Murbella et Feyd avec moi. Ils sont discrets, de confiance, et Richter ne les connais pas.”

Sauf s’il a un espion à bord. Mais vous ne pouvez qu’envisager les possibilités, incertains. Au fond, la seule personne en qui tu pourrais avoir pleinement confiance est là, en face de toi.

“On ne peut rien laisser au hasard, n’est-ce pas ?” En parlant, tu tires une dague de ta ceinture pour la tendre à ton capitaine, préférant expliciter ton idée en soulevant une mèche rose. Dos à lui, tu attends patiemment. Il te suffira d’une transformation pour qu’ils repoussent, après tout. Et cela ne te rendra que plus monstrueuse, plus distante avec les hommes dont tu aimerais te rapprocher. Qu’importe ; Richter est plus important que la distance que tu creuseras inéluctablement avec tes subalternes. “Dis-moi juste. Prendre le contrôle de tout ça… Devenir ce qu’il est. C’est ce que tu veux, ou ce que tu crois devoir ?”

Tu récupères la dague qu'elle te tend, bien que cela te désole.

En silence, tu tailles les premières mèches, tout en réfléchissant à ce qu'elle te dit. Commencer par le précepteur, et ensuite, le reste. Par la lame ou par ses charmes... Une petite pointe te chagrine, mais tu l'écartes d'une pensée. C'est ainsi. Cela fait partie des sacrifices qu'il convient de faire, ou plutôt que tu dois faire. Et puis, si cela ne la dérange pas, de quel droit en serais-tu dérangé ? Tu étouffes un soupir, et reprend ton oeuvre, coupant ces cheveux que tu n'as jamais vu grandir au fil du temps, une preuve de plus que tu as la grâce de ne pas faire remarquer.

Murbella et Freyd, donc... De bons éléments, en effet, mais pas les meilleurs. Elle le sait certainement, c'est sa façon de veiller sur toi. Elle te laisse les meilleurs, et ce n'est pas tout à fait la peine, mais tu apprécies sa sollicitude. Tu sais qu'elle n'emmène avec elle des assistants que pour assurer ses arrières, mais qu'elle n'a jamais eu besoin de ce genre d'aide. Elle se débrouillera seule, et ils ne lui serviront que pour faire des taches secondaires. Ca te convient tout à fait.

Ses longs cheveux roses sont emportés par le vent, alors même que sa dernière question te plonge dans la perplexité. Doucement, tu considères toutes les réponses possibles, essayant de comprendre celles qui te font le plus mal, et celles qui sont les plus véridiques, espérant malgré tout, dans un réflexe pitoyablement humain, qu'elles ne se confondent pas trop...

"Y'a t'il seulement une différence ?

Je suis Zacharia Balenos, que je le veuille ou non. Que Zacharia Onech fasse partie de son plan ou non, j'étais son héritier. Le seul qu'il formait pour lui succéder. Je suis Prince, mais contrairement à ce que les gens pensent, cela ne veut pas dire que je décide de quoi que ce soit... Ni même que le devoir m'incombe de faire quoi que ce soit. C'est différent. La Fleur est asservie à ma volonté, et tu es libre. Tu choisis de me suivre pour des raisons que toi seule connait réellement, alors qu'un navire n'a aucune conscience, aucune façon de choisir. Il est libre, parce qu'il n'est pas.

Un Prince... S'il est bien éduqué, est autre chose encore. Un Prince agit car il doit agir. Il est car il doit être. J'utilise ici le mot "devoir", mais il est imparfait. Cela n'a rien à voir. Le devoir est un choix. On peut s'y dérober. Ce que je ressens est plus proche de ce que ressent le navire, en réalité, et je sais pourtant que je peux m'en détourner. Que sur un ordre, nous prendrons de nouveau le large, cap sur Kuro, Qalish, ou n'importe quel autre endroit où nous trouverons aventures et trésor.

Mais alors, qu'adviendra t'il de mon peuple ? D'Aerith, de tous ceux qui m'ont élevés ? Les protéger, revenir, guerroyer, m'abîmer dans ce conflit, tuer mon propre père... C'est à la fois ce que je veux, ce que je redoute le plus, et tout ce que je peux faire. Le choix est pour moi une cruelle illusion, tout juste capable de me faire rêver d'une autre voie, alors que je ne pourrais vivre en étant le Zacharia qui a abandonné.

Mais jamais je ne deviendrai ce qu'il est. Peu importe s'il est ainsi pour m'amener à devenir ce Prince, ou par bêtise... Je ne serai jamais lui."

Doucement, tu fais tourner la dague entre tes mains, et vient la rendre à l'élémentaire, la glissant entre ses doigts par le pommeau, et te permet un instant de pause, de silence. Doucement, tu poses ta main sur la sienne, partageant le poids de cette dague. Doucement, pose ton front sur sa tête.

"Je ne te trahirai jamais."

Les mèches s’envolent vers la mer, et tu gardes ton regard fixé vers ces filaments roses qui se confondent bientôt avec l’horizon. Ils vont te manquer, même si c’est important -à ton sens - de t’en débarrasser. Une manière d’affirmer ta détermination, d’accepter de sacrifier un peu de ton apparence, à laquelle tu tiens tant. Mais tu te reprends ; tu as toujours l’air humaine, cheveux courts ou non.

Le silence se fait, et tu sais que Zacharia est en train de réfléchir à ta question. Tu espères ne pas le blesser trop, tu te retiens, dans ce plan tout tracé où tu sais qu’à terme tu n’auras plus ta place, de lui demander de tout abandonner pour que vous continuiez à vivre ainsi. Les lèvres closes sur tes émotions, le regard vers votre objectif, tu écoutes les chaînes qui l’enserrent bien plus étroitement que toi. Tu sens ton coeur que tu voudrais de glace se serrer douloureusement.

Malgré les années en mer, Zacharia n’est pas libre, et certainement ne le sera jamais. Tu comprends cette notion d’aliénation à son rôle, à ce que Richter a forgé de lui. Il n’est plus question réellement de vengeance ou de désir : ton capitaine est prisonnier.

Du silence encore, alors qu’il a terminé de parler, et que tu digères lentement tout ce qu’il t’a avoué. Alors qu’il te rend ta dague et referme ses doigts sur ta main glacée. Ton regard se fige sur cette vision, l’arme bien lourde soudainement, ta main qui l’enserre et celle qui guide le tout. Un instant tu pourrais songer que votre lien se résume ainsi ; s’il ne posait pas son front contre ton crâne, s’il ne murmurait pas ainsi quelques mots qui t’accrochent à lui un peu plus certainement. Egoïste, tu profite de ce semblant d’étreinte en rassemblant tes idées. Tu ne peux être assassine comme parfois ta langue sait l’être, tu refuse des mots creux auxquels aucun de vous ne croirait.

Lentement, tu te retournes pour lui faire face. Vos mains toujours nouées sur la dague à présent dans ton dos, ton front contre le sien. Ton regard plongé dans le sien ; glace contre la couleur de l’eau proche de certaines côtes. Ta main libre se lève, frôle une mèche échappée de son catogan pour la remettre derrière son oreille. Bientôt, tu seras libre ; tu pourras vivre sans cette chape écrasante de la vengeance. Tu voudrais qu’il connaisse ce sentiment également… Car après tout, qu’est-ce que la liberté, si tu es seule à nouveau ?

“Je te libèrerai.”, murmures-tu pour lui seul.  “Quelle utilité de faire tout cela si c’est pour que seul un de nous goûte au fruit de nos efforts ? Aucun destin n’est assez inébranlable pour ne pouvoir être démis. Aucune couronne n’est assez éternelle pour protéger par elle-seule son peuple. Tu as peut-être été créé ainsi, et tout semble te dire que tu n’as aucun choix dans ce qui se dessine… Mais c’est faux ; s’il y a une chose que j’ai appris à vos côtés, c’est que rien n’est jamais écrit. Tu es Zacharia Balenos, c’est vrai. Tu as été élevé pour régner et, très certainement, c’est ta juste place. C’est quelque chose que nous pouvons atteindre, j’en suis certaine. Car j’ai foi en toi, j’ai foi en nous. Mais si ce n’est pas ce qui te satisfait… Alors je t’aiderai à passer à autre chose ensuite. A construire un destin qui n’a à répondre à aucun nom, aucune malédiction.”

Mais tu sais déjà que tu t’échines pour rien. Peut-être est-ce ta malédiction, d’être à jamais une solitaire. De ne t’attacher aux hommes que le temps d’un battement de cil.

“Et… S’il s’avère que tu es heureux ainsi… Que je deviens un poids pour toi, je partirai.”

Tu souris, des lèvres uniquement. Tes yeux hurlent brièvement l’inquiétude que cette idée fait naître en toi, avant que tu ne te reprennes ; vous n’y êtes pas encore.