Ses mains sont rugueuses, abîmées par le froid glacial sur l'envers et éprouvées par les entraînements martiaux sur l'endroit. Cela ne la dérange guère, elles ont été taillées à l'image de la cité d'où elle est née pour survivre aux aléas de ce monde. Son visage est fin, gracieux tant qu'elle n'emploie aucun mot. Il est à si méprendre celui d'une femme, alors que le reste de son corps n'a rien à envier aux hommes de la nation. Ne serait-ce que par son poids en muscles, elle en mettrait plus d'un minable. Pour parvenir à ce résultat, elle a trimé sous les directives de son père et sué eau et sang.

"La vie t'a gâté, mon enfant." Jamais son père n'emploierait le terme "fille" pour la désigner, ce serait réducteur pour une obscure raison lui tenant à coeur. Sur le fond, il n'a cependant pas tort. Sa silhouette dépasse de quelques centimètres les deux mètres. Elle serait presque à la hauteur de son paternel, celui qu'elle a toujours cherché à égaler. Elle détient de lui ces pupilles ocres et ce froncement de sourcil asymétrique, impossible à corriger, témoignant son mécontentement.

De sa mère lui a été léguée une chevelure d'un blond platine à la limite de la blancheur de la neige. Bien qu'il lui ait été intimé à plusieurs reprises de les couper pour ne pas être gênée en combat, Aconia a tenu à conserver leur longueur, tel un reliquat de sa féminité originelle. Souvent elle les attache, noués par une tresse en une coupole à l'arrière de sa tête, mais en société elle les laisse libres, retenus par un simple ruban noir.

Austère, sa garde-robe n'arbore que des teintes sombres, contrastant avec la pâleur de son teint, caractéristique des halogiens et de cette vie dans les montagnes. Ses tenues sont généralement d'ordre pratique et se limitent en fioritures au strict minimum exigé par les us et coutumes. Elle n'est ni la première, ni la dernière femme guerrière d'Halogia, mais son statut rend son allure cavalière et masculine encore plus remarquée.

Le blizzard forge le caractère à l'instar des terres de feu à l'Est. Il est aisé de comprendre dans ce contexte que les halogiens soient plus bourrus que la moyenne, les affublant du terme de "barbare" par tous ceux qui n'ont connu qu'un nid douillet dans lequel se reposer. Chez Aconia, ces traits souvent dits masculins ont été exacerbés par son père. Après avoir vainement souhaité un fils, il avait obtenu deux filles... des jumelles. Aconia en était l'aînée de quelques minutes et il lui revenait la lourde tâche de prendre la succession de son père en se montrant brave, vive et forte. Elle fut élevée comme un homme, dans un système éducatif spécifiquement virilisé qui façonna son esprit, tandis qu'elle voyait sa sœur s'épanouir en fleur.

Certains n'enviraient pas sa vie, édictée selon les bons vouloirs de son paternel jusqu'à sa nomination aux frontières, pourtant elle tient un profond respect pour lui dont elle est reconnaissante de l'honneur qu'il lui a fait. Grâce à lui, elle est devenue une femme d'action, une battante, ne craignant rien si ce n'est le déshonneur. Effet pervers de cette même éducation, la blonde peut paraître rustre, dénuée de bonnes manières, allant directement dans le vif du sujet sans passer par des détours jugés inutiles. "Barbare", elle en incarne la signification même auprès de ses semblables. Brutale, sanglante, féroce... Autant de qualificatif qui pourraient désigner une bête et non une dame.

Pourtant Aconia n'est pas dépourvue d'esprit et ceux la connaissant le diront, c'est une stratège hors pair. Femme dans un monde d'hommes, sa force ne pouvait que jouer en sa défaveur alors elle a dû se montrer ingénieuse, compenser sa faiblesse par des combines. Certes, les finesses des arts de la politique, de la diplomatie et de la noblesse lui échappent, mais elle a été entraînée à celles de la guerre et du commandement militaire. Ces autres disciplines ne lui permettent que de survivre en société, rien de plus. Et elle ne s'inquiéte pas du regard des autres quant à ses manières, si tant est qu'elle ait la moindre considération pour eux dès lors qu'ils n'entrent pas dans ses objectifs.

Malgré ses nombreux défauts, sa mère a su lui trouver quelques bons partis prêts à la courtiser. Souvent traitée de dragonne par les autres femmes, dont sa sœur qui doit être la seule à envier sa situation d'héritière, la blonde n'accorde que peu d'importance à l'amour et voit en ces malheureux de potentiels camarades de beuverie et guerriers à enrôler pour les plus téméraires. Il s'avère que son cercle d'amis masculins ne cesse de s'agrandir tandis que le Clergé lui prédit de friendzoner l'ensemble des terres d'Halogia avant de rencontrer un parti qui l'intéressera. Dans la capitale, on raconte que sa mère aurait même tenté de l'associer à des étrangers de bonnes familles kuroïtes.

Enfin, dès son plus jeune âge, Aconia a appris à prier la Glace Eternelle et à respecter leur protecteur, Amdusias. La religion est une part importante de la femme qu'elle ait devenue. Elle ne s'en remettrait pas totalement à elle, consciente que ce sont ses actes qui façonnent son monde, mais elle en respecte les codes et usages afin que les Dieux continuent de l'accompagner, quand bien même leur aura n'est plus visible de la surface de cette terre.

Chapitre I
Durant des siècles, la famille Lodjur a tenu la frontière face aux Lockart depuis son domaine au coeur des montagnes jouxtant le territoire de Meridiem. La rage envers ces êtres primitifs est puissante chez eux, leur combat n'ayant jamais eu de cesse, alimenté par leur homologue meridien. Cela les rendit plus solides et bourrus, les transformant en de parfaits rôdeurs aux griffes acérées, gardiens de leur nation. Leur symbole, une panthère des neiges, en naquit et trône désormais fièrement sur l'ensemble de leurs bannières garantissant le contrôle de la frontière de leur domaine jusqu'à l'avant-poste le plus reculé à l'Est de l'Allée Bleue. Cette vaste zone est leur terrain de jeu et mal avisé serait celui à tenter d'y pénétrer sans y avoir été invité.

Chaque génération voit s'affronter les Seigneurs protecteurs des frontières dans des querelles puériles mais nécessaires au bon maintien de l'ordre, dans l'attente que le Saint-Empereur décide de mener une offensive. Une offensive à laquelle se prépare le Lord Lodjur depuis vingt ans, certain que la disparition des Dieux et le changement de gouvernance d'Halogia sera propice à une reconquête des terres en possession des primitifs. Cependant, le retour des bénédictions divines, les yeux divins, semble rabattre à nouveau les cartes. Le Lord Lodjur se presse de rejoindre Serendia, la Sainte Forteresse, pour quérir les ordres du Saint-Empereur et tenter de le convaincre de marcher sur Meridiem. En son absence...

- Relève-toi, Aconia.

Peu de personnes détiennent un respect suffisant de la blonde tempétueuse pour qu'elle accepte de plier genou à terre devant eux. Son père est son mentor, il lui a tout appris, elle lui doit tout ce qu'elle est aujourd'hui et sera demain. Elle en a la fervente conviction, au même titre qu'elle croit en la Glace Eternelle.

- Oui, mon Lord.

Elle ne l'a jamais appelé "père", "papa" ou par son prénom. Ce dernier lui est presque étranger lorsqu'il résonne entre les lèvres de sa sœur jumelle. Il est son Seigneur et elle en est l'héritière, la remplaçante au fils qu'il n'a jamais eu, celle qui se doit de rattraper les erreurs de son sexe.

- Ton maître instructeur ne tarit pas d'éloges sur tes progrès à maîtriser ton œil...

Amdusias a entendu les prières d'Aconia et lui a transmis un fragment de son pouvoir divin afin qu'elle le représente en Nymlerith. Les porteurs de magie ne sont pas bien vus au sein du Saint-Empire s'ils ne servent pas la Glace Eternelle. Détenir ce pouvoir Cryo apporte une pression supplémentaire à la Lodjur qui se doit d'honorer son clan, sa nation et la Glace Eternelle en le maîtrisant afin d'être en mesure plus tard de le déchaîner contre leurs ennemis.

- Tel que vous me l'avez enseigné, j'y consacre toute mon énergie.

- Tu devras alors redoubler d'efforts car je dois m'éloigner quelques temps. Une mission de la plus haute importance m'attend auprès de notre Empereur Barbatos pour laquelle je ne sais quand je reviendrais. En mon absence, je te nomme Seigneur gardien de la frontière entre nos terres et les landes meridiennes.

La nouvelle bouleversa de joie la blonde qui espérait ce moment depuis longtemps. Elle n'aurait pas été auprès de son père, elle aurait rameuté le gueuleton et des tonneaux pour fêter cette nouvelle. En sa présence, elle tenta de se modérer mais ne put réprimer son excitation.

- Vous m'en voyez ravie. Je ne vous décevrai pas.

- J'ose l'espérer.

Les mois se succédèrent et Aconia prenait goût au commandement, d'autant qu'elle laissait la situation s'échauffer avec les Lockart et qu'une bataille approchait. Son paternel n'aurait pas cautionné ce genre de tensions inutiles, préférant conserver ses forces dans l'optique d'une guerre. Il n'avait pourtant pas su l'éviter à chaque fois et en avait profité à l'époque pour former sa très jeune héritière aux affrontements. Toutefois, elle n'avait jamais été réellement en danger et c'était la première fois qu'elle donnerait les ordres. Son regard, porté sur les verdoyantes terres des primitifs, ne craignait pas la défaite. Comment pourraient-ils s'endurcir dans un royaume aussi paisible ?

- ...nia. Aconia... ACONIA !

- Qu'y a-t-il Celica ? Tu n'as pas d'autres pissenlits à cueillir ?

Pour une raison pourtant évidente, qui échappait continuellement à la Seigneuresse, une tension aussi vivace que celle avec les Lockart habitait les jumelles. Aconia avait fini par l'accepter et la faire sienne afin que le jeu soit équitable et que la rancune puisse se partager, à défaut d'autre chose. Il était tellement dommage de gâcher une relation censée être indéfectible pour des gamineries.

- Lorsque père apprendra tes manigances, il te démettra de tes fonctions. Tu en as conscience ?

- Il ne le fera pas si je gagne.

- Ha... Pouffa de rire la seconde. Nous le verrons bien. Puis elle s'éloigna à pas de velours, marmonnant à elle-même. Il verra enfin que tu n'étais pas celle destinée à prendre sa succession.

Sous son visage angélique, bien plus avenant que celui de sa jumelle, Celica convoitait l'héritage familial avec ferveur et n'hésiterait pas pour cela à détourner des informations vers les Lockart si cela lui assurait le résultat escompté.

Malgré les perfidies de sa cadette, Aconia parvint à remporter la victoire sur un jeune Seigneur Lockart qu'elle n'avait jamais aperçu auparavant. Si elle festoya comme il se doit au domaine des Lodjur, s'esclaffant en contant "la branlée de Lockart le toquard", cette victoire n'avait pas la splendeur qu'elle escomptait. Vaincre un avorton fraîchement sorti de l'école ne lui apporterait pas tant d'honneur et de bravoure. Une fois seule...

- AAAAAAAAAH ! Folle de rage, elle retourna son lit. Ce misérable a usurpé la place du Seigneur Lockart. Le Lord Lodjur ne pourra pas reconnaître ma légitimité si je n'affronte que des adversaires de seconde zone. Devrais-je m'inscrire à un tournoi de lutte pour prouver ma force ? Non, il n'y a personne là-bas que je n'ai déjà écrasé de mon poing. Je pourrais contacter l'autre cloche de Myrh ? Il veut toujours se battre. Mais il aurait plus à y gagner que moi...

Alerté par le ramdam, les domestiques accoururent dans sa chambre accompagnés de gardes.

- Seigneur Lodjur, vous allez bien ?

A demi-dévêtue, absolument pas gênée, elle les congédia de la main.

- Je fais un peu d'exercice, ne faites pas attention.

Ils quittèrent lentement la pièce, incertains de ce qu'ils devaient penser de ces exercices. Les ragots allaient bon train.

- De l'exercice si tard dans la nuit ?!
- J'ai entendu que Dame Lodjur lui avait trouvé un mari.
- Oh, elle s'entraînerait pour lui.
- Ca explique son accoutrement.
- Quelle femme admirable et appliquée.
- J'aimerais être comme elle !
- Taisez-vous, voici la maîtresse.

La dame Lodjur pénétra la chambre de sa fille, non sans un regard dédaigneux à l'attention de ses serviteurs. Une fois la porte fermée à double tour, elle s'installa au centre de la pièce, dévisageant le désastre qu'elle avait provoqué.

- Aconia, quand cesseras-tu d'agir en gamine ? Tu fais la risée de cette famille chaque fois que tu te donnes en spectacle de la sorte. Si ton père te voyait...

- Mais il n'est pas là ! Scanda la blonde qui en était retournée à son balcon. C'est à moi qu'il a confié son commandement et non à vous. J'entends gouverner à ma façon et je ne permettrai pas que l'on salisse mon nom ou celui de ma famille. Pas même si cela vient de vous, mère.

Offusquée, la dame la rejoignit en faisant claquer ses talons.

- Qu'ouïe-je ? Ce sont tes actions qui déshonorent cette famille. Tu te lances dans des batailles puériles, tu humilies tout homme que je te présente... Ton père aurait depuis longtemps dû te destituer au profit de ta sœur. Elle m'écoute au moins.

- Et c'est bien la seule. Même notre Lord ne vous fait pas confiance. Vous ne m'avez présenté que des poltrons, des minables que je dominais rien que par la taille. Combien sont parvenus à me faire plier genou à l'entraînement ?

- Ma fille, tout n'est pas que question de force. Il s'agit d'alliances, de renforcer notre influence. Fit-elle sur le ton du reproche.

- Tes jeux de cour ne m'intéressent pas. Nous sommes le rempart face à la barbarie, quoi qu'en disent nos ennemis. Je ne peux m'accoupler qu'avec un être puissant, qui saura m'accompagner dans cette tâche. Votre propre mariage est la preuve que votre vision est erronée.

- Soit... Alors je prendrai attache avec le clan Feradler. Leur fils est un vaillant combattant, il saura te combler.

Aussitôt, Aconia se retourna pour contester sa mère, cependant elle avait déjà quitté la pièce. Elle se retrouva seule, encore plus frustrée par cette conversation que par sa victoire sans gloire.

- Raah... Je vais encore devoir mettre une rouste à Myrh...

Elle regretterait presque le temps des chevauchées de boucs dans les montagnes. En ce temps-là, son devoir lui paraissait lointain...