Après avoir écouté attentivement ses paroles, j’ai essayé de lui faire comprendre l’étrange équilibre que je lui demandais de maintenir. Celui d’une personne capable de se salir les mains quand nécessaire, mais qui ne voit pas la vie humaine comme simplement une teinte rouge salissant ses vêtements. Chaque personne a le droit de vivre, mais chaque rêve mérite qu’on se batte pour lui. C’est pourquoi, si tu dois ôter des vies, ne prends que celles qui sont strictement nécessaires. Et cela… C’est un savoir qui s’acquiert par l’expérience… La seule chose que je peux enseigner, c’est de rester vigilant pour saisir ces opportunités.
Je l’ai aidée à se relever tout en l’écoutant se justifier, affirmant qu’elle ne s’était pas blessée toute seule… Était-elle fière de cela ? Une épéiste aussi remarquable qu’elle ? Je ne saurai jamais si elle est aveugle à cela ou si elle est simplement trop modeste. Je ris un peu en me rappelant précisément cette fameuse aventure : sa charge droite contre la cloison, et le lendemain matin avec sa bosse. Je lui réponds en plaisantant, en commençant à dénouer le bandage.
- « Tu t’es déjà blessée de nombreuses fois, mais je ne pourrais dire quand était la dernière fois… Mais une chose est sûre, cette nouvelle blessure n’est pas survenue toute seule. » Je ris légèrement en me grattant le menton, essayant de me souvenir de sa dernière blessure pendant nos entraînements. « Tu es sûre que ta dernière blessure ne vient pas de quand tu as essayé de marcher sur le tranchant de ma lame pour l’arrêter au sol et que tu as fini par te couper la plante du pied ? Ce n’était pas profond, mais tu semblais bien ressentir la douleur, si mon souvenir est bon. »
J’hésitais presque à la féliciter pour cela, mais… Non, elle me respecte tellement. Si elle apprenait que je l’ai blessée par panique, elle perdrait confiance en moi. Je sais bien qu’avec sa foudre et son habileté à l’épée, elle pourrait me vaincre aisément. Son art martial dépasse le mien… Je peux juste essayer de lui transmettre autant de mon savoir que possible.
Alors que je me mets à genoux pour soigner sa blessure, je remarque rapidement sa réaction timide. Elle est encore aussi réservée ? Surtout envers moi ? Elle devrait savoir que je la considère comme une membre de ma famille. Et je doute que sa timidité soit due à des sentiments envers moi… C’est simplement qu’elle est toujours pudique malgré son âge… Ahhh… C’est vrai qu’elle n’est ni une soldate ni une mercenaire. Je suppose que c’est normal. Et c’est bien ainsi.
- « Tu n’as pas à être aussi timide, Mangetsu. Une blessure ne devrait en aucun cas être dissimulée par la pudeur. Tes mentors te diront qu'il serait dommage que ta jeune peau porte une vilaine cicatrice… » Je termine de panser sa blessure, m'assurant que le bandage est bien en place. « Pour ma part, je te dirais seulement de prendre soin de ton corps après chaque entraînement et chaque bataille. Il ne faut pas attendre d'avoir une cicatrice pour retenir une leçon. Tu apprends suffisamment vite sans avoir besoin de laisser des traces. »
Renouer par le dialogue
A l’écho de ses propres déclarations, la noble se révèle troublée. Elle sait, plus que quiconque, que son instructeur est guidé dans le mercenariat par une volonté beaucoup plus noble que la richesse matérielle. Est-il encore en conflit avec lui-même pour l’acceptation des meurtres évoqués ? Pire, aurait-il pris pour lui le terme sauvage employé par sa jeune élève ? Cette dernière s’en trouve pour le moins interloquée. Ses mots ont peut-être été durs, mais il lui paraît instinctif que le wyvérien face a elle soit exclu de cette considération peu recommandable. Qu’il s’agisse de l’homme ou du maître, Sakuya accorde beaucoup trop de respect a ces deux entités pour les injurier de la sorte. D’humeur étrangère a la querelle, son étonnement muera rapidement en un mutisme de connivence. Elle regretterait de toute manière de devoir le rectifier ou même d’avoir a élever la voix en sa présence.
Mangetsu
« Je crois que mon esprit avait sciemment choisi d’oublier cette blessure-ci. J’avais lu ce procédé dans une des œuvres rédigées par ma mère et je me souviens l’avoir trouvé épatant. Ce que j’ai surtout appris ce jour-là c’est que la réalité est moins fabuleuse que la fiction.. »
La gêne présente sur son visage provenait autant de ce souvenir embarrassant que de sa présente vulnérabilité. Ce n’est qu’une fois sa blessure pansée que les traits de la demoiselle retrouveraient une apparente insouciance, en dépit de la grièveté de ses pensées. Les dires de son aîné avaient presque de quoi la faire sourire. Elle ne les collectionnait pas comme des trophées a l’instar de certains Premiers-Hommes, mais l’encrage de son échine a lui seul constituait une cicatrice dont elle veillait chaque jour a retenir la leçon. Les autres marques sur le corps de la jeune femme étaient elles aussi dues a des erreurs, de son propre fait contrairement a ses tatouages. Le wyvérien soupçonne d’ailleurs sans doute l’existence de celles dont il est a l’origine. En revanche, pour ces dernière leur emplacement fait qu’il n’a jusqu’alors jamais pu les panser lui-même. Comme aucun autre ne l’a jamais fait d’ailleurs. Ce bandage qu’il vient de réaliser est donc un privilège que lui accorde la jeune Princesse. Non pas que sa fierté la pousse a considérer l’acte de la soigner comme un honneur, seulement qu’elle considère ne pas avoir a se dévoiler et embarrasser les autres de ses propres blessures.
Mangetsu
« Vous savez très bien que cette pudeur m’est instinctive. Dame Sayuri me répétait toujours que je ne devrais me dévoiler que face au prétendant que je choisirai. Cela, c’est la voie de la cour.. celle des armes est différente. Cette proximité dépourvue d’ambiguïté, c’est quelque chose que je n’expérimente qu’auprès de mes subalternes. Pourtant, certains d’entre eux apprécieraient fortement me voir sous un autre prisme que celui de leur responsable. C’est peut-être pour cela que je n’arrive pas à totalement dissocier ces deux considérations, alors même que je sais que rien de tel ne vous anime a mon égard. »
Souffle la bretteuse, visiblement songeuse, alors qu’elle en vient subitement a fixer son professeur d’un regard inhabituellement grave.
Mangetsu
« Vous savez pourquoi vous combattez, et également pourquoi vos mains sont tâchées de sang...mais en ce qui vous concerne, que faudra-t-il pour que vous rengainiez définitivement votre katana ? C’est égoïste de ma part, mais je dois admettre qu’il me tarde de vous voir retrouver la sécurité d’une vie paisible. Pouvoir écarter la perspective de votre décès soudain de mes pensées est un des rêves que j’aspire a rendre réel. »
Et dans l’optique de poursuivre la confession, elle brandira fièrement l’emblème de lys-araignée lié a sa véritable identité. De cette manière, l’homme-bête comprendrait la portée de sa prochaine annonce.
Mangetsu
« Tant que nous parlons de mes rêves. Vous avez eu vent de la prochaine visite des Sœurs des Glaces dans l’usine du Prince Sosuke ? Certains locaux triés sur le volet seront conviés, au même titre que des notables d’Halogia. Je ne sais pas ce que cela cache, mais mon mauvais pressentiment me pousse moi-même a vouloir me joindre a cette assemblée… bien sûr, ma visite sera emplie de courtoisie. Je n’ai pas encore les soutiens espérés mais je n’ai que trop dormi dans l’ombre. Et je ne peux pas me permettre de laisser un ennemi s’acoquiner avec une puissance étrangère. »
Le sourire affiché par la demoiselle tranchait nettement avec le sérieux de son annonce. Indirectement, elle avait émis le souhait de voir son interlocuteur partager le gâchis des festivités avec elle. Pour peu que l’homme mûr soit aussi audacieux que la jeune tête brûlée. Cette dernière n'était pas fermée a entendre l'avis de son enseignant et pourtant, il apparaissait clairement que sa décision, si folle soit elle, était déjà scellée.
Mangetsu m’informe donc qu’elle avait décidé d’oublier sa blessure, mais qu’elle avait retenu une certaine leçon. C’est bien elle ça. Elle pourrait oublier qui je suis, elle retiendrait quand même mes leçons. Admirable. Elle vient ensuite parler de sa pudeur, disant qu’elle doit seulement se dévoiler face à celui qu’elle choisira. Oooh, j’oubliais que Sayuri était une romantique. C’est mieux ainsi. Et puis, je ne voudrais pas qu’elle se dévoile devant n’importe qui non plus.
La voie de la cour et celle des armes. Belle façon de présenter la chose. Je finis correctement le bandage, m’assurant qu’il tiendra bien avant de m’asseoir face à elle. Il est vrai qu’elle doit jongler entre les deux, la pauvre. La voir sous un autre prisme que leur responsable… Ahhh, Sakuya, pourquoi t’exprimes-tu de façon si compliquée… J’imagine qu’elle veut dire que ses subalternes aimeraient la voir comme une amie ? Ou quelque chose de similaire ? Rien de tel ne m’anime. Elle me perd encore avec ses mots. Peut-être qu’elle pense que je ne souhaite pas me rapprocher d’elle… Si elle n’était pas l’enfant que mon seigneur m’avait demandé de protéger, j’aurais aimé me rapprocher d’elle, partager un verre, échanger des coups au combat, apprendre à mieux me battre avec elle… La voir comme mon égale. Malheureusement, je ne pouvais pas avoir d’autres sentiments que celui de son mentor et protecteur.
C’est alors qu’elle me fixe d’un regard fort sérieux, se demandant encore pourquoi je combats, pourquoi je me salis les mains. Sa question cependant fut choquante. Que faudrait-il pour que je décide d’arrêter de me battre… d’arrêter de continuer sur cette route ? La vérité est que je ne comptais jamais m’arrêter. Que je finirais un jour tué par une lame. Et que j’ai accepté mon sort depuis trop longtemps. Je ne me suis donc jamais posé la question. La jeune demoiselle souhaitait me voir être à l’abri, me reposant et menant une vie paisible, comme si elle comprenait tout ce que j’ai vécu. Comme si elle savait ma souffrance. Elle avait peur de me voir mourir. Simplement.
Elle finit par annoncer une chose plus sérieuse. Elle me parle de la prochaine visite des Sœurs de Glace. Une visite que le Lotus Noir avait sous l’œil. J’ai même arrangé les choses pour pouvoir y être invité sous le nom de Kai. C’était risqué, mais il est toujours mieux d’avoir un agent sur le terrain qu’en dehors. Inquiète des actions des Princes, Sakuya a décidé de se rendre là-bas pour y jeter un œil, une simple visite de courtoisie. Parfait, au moins je serai là en cas de souci. « Oh vraiment… C’est une bonne chose que j’ai été choisi par les locaux, on dirait. Je tâcherai de me distancier de vous lors de cette réunion afin de vous laisser agir à votre guise… Mais si ça dégénère, rappelez-vous que je suis un mercenaire. Donnez un prix suffisant et je serai à vos côtés sans hésitation. » J’acquiesce, lui faisant comprendre qu’elle avait carte blanche durant cet événement malgré ma présence, mais que si la situation venait à se dégrader, le mercenaire que je suis n’hésiterait pas à la rejoindre pour l’aider. Moyennant finance. Je lui faisais confiance pour cette réunion et les choix qu’elle ferait. Ce n’était pas à moi de décider à sa place après tout. Seulement la protéger.
- « Et pour ce qui est de ranger mon katana… Je ne sais pas. Probablement si je sais que vous serez correctement protégée et entourée pour le restant de vos jours et que ma famille se portera bien sans moi… Ou tomber amoureux ? Malgré mon âge, je n’ai jamais connu l’amour après tout. » Je lui réponds alors sur un ton assez léger et amusé, souriant à pleines dents, sachant très bien qu’elle ne s’attendait absolument pas à une réponse du genre de ma part. Un peu de légèreté dans cette discussion lui fera du bien. J'aurais pu lui dire que tout le monde meurt un jour... Mais ce n'est pas le moment. Très clairement.
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