La Gloire de nos Pères

Bien orgueilleux serait celui qui se targuerait de connaître chacun des recoins du palais royal. Oh, il devait bien y en avoir quelques uns. Des petites mains, des reclus vivant cachés, des souris grises qui parcouraient les couloirs et corridors cachés depuis des temps immémoriaux. Des cireurs de parquets vieux comme le monde, des fantômes d’horlogers qui venaient remonter les carillons, de minuscules remueuses de braises. Un peuple discret, qui se déplaçait à couvert. Eux, savaient, mais se gardaient bien de partager leurs secrets. Et régulièrement, tous les quelques mois environ, Grant découvrait une nouvelle porte dérobée derrière les lambris précieux, ou une trappe dissimulée sous un tapis.

De véritables trésors pour une âme d’enfant curieux. Beaucoup moins pour les gardes royaux, qui ne voyaient dans ce gruyère qu’une menace de plus pour le Roi et sa famille. On condamnait donc discrètement les passages les uns après les autres, tout en sachant qu’il y en avaient probablement d’autres qui attendaient sagement d’être découverts.

Aussi, quand Dante disparaissait parfois des heures durant au cours de la journée ou de la nuit, Grant ne se posait pas vraiment de questions. Il était évident à ses yeux que le jeune homme, ayant passé sa vie au palais, connaissait mieux que lui les recoins secrets dont il avait certainement besoin pour s’isoler de temps en temps. Pendant longtemps, il avait fait comme si de rien n’était, jusqu’à ce que l’effort manifeste qu’on faisait pour esquiver le sujet finisse par attiser sa curiosité. Ça, et le fait qu’en-dehors de lui, tout le monde semblait être au courant. L’agacement de se sentir mis à l’écart se mua rapidement en sentiment d’injustice, puis en jalousie brûlante.

Certes, il avait l’habitude qu’on se méfie de lui. Les actions de ses parents avaient laissé des traces indélébiles dans les esprits de beaucoup, et certains avaient du mal à voir en lui autre chose que le fils de son traître de père. Il lui fallait deux fois plus d’efforts pour gagner la confiance de ses paires, et avec le temps, il s’était habitué à l’idée que certains ne la lui accorderaient jamais, juste parce qu’il était lui.
Mais avec Dante, c’était différent. Dante, lui, ne l’avait jamais traité comme un paria. Pour cette raison, la situation le blessait bien plus qu’il n’aurait voulu l’avouer. Et pour cette raison, il faisait des choix qu’il savait mauvais, mais qu’il ne pouvait expliquer.

C’était risqué, ce qu’il faisait. Grant savait qu’en tant que garde royal, il avait accès à des endroits que le commun des mortels se voyait refuser, et qu’en tant qu’ami, à certains autres où même ses supérieurs ne pouvaient pas prétendre mettre le pied. Mais il restait tout de même des lieux où personne, à moins de n’avoir un peu de sang bleu dans les veines, et encore, ne pouvait accéder. Des lieux qui pouvaient envoyer les intrus directement sur l’échafaud, s’ils se faisaient attraper.

Pourtant, Grant avait choisi de prendre ce risque idiot, sur un coup de tête. Il avait rapidement évalué la situation. Il connaissait par cœur l’emploi du temps de chacun des gardes et des membres de la famille royale, et savait qu’à ce moment précis, ils étaient tous occupés ailleurs. Il y avait toujours le risque de tomber sur un serviteur perdu ou en retard, mais rien qu’un peu d’intimidation ne puisse régler.

Sur cet enchaînement de mauvaises décisions, il se trouvait désormais dans une pièce qu’il n’avait jamais vue, sécularisée du reste du palais dans une tentative manifeste d’éloigner les curieux -ce qui n’avait pas vraiment fonctionné, cette fois. Au milieu se tenait une tombe grossière, loin de ces sépultures grandioses qu’on construisait pour les membres de la famille royale. Non, cette tombe était d’une humilité rare, brute. Quelqu’un avait versé son deuil dans la douleur physique de l’effort et façonné ce tombeau à la main.

Qui avait bien pu mériter une telle faveur ? Grant s’approcha prudemment de la tombe, avant de passer sa main sur la dalle pour en tester les aspérités, marquant un chemin dans la fine couche de poussière. Elle n’était pas là depuis très longtemps, et quelqu’un l’entretenait. Grant abaissa sa main pour venir frôler des doigts la plaque où était écrit le nom du défunt. La gravure était malhabile, peu lisible. Le façonneur l’avait-il gardée pour la fin, alors que toutes ses forces avaient été épuisées ?

Et soudain, le cœur de Grant chuta dans sa poitrine. La gorge serrée, il fixait le nom qui s’était révélé à lui, et qu’il ne connaissait que trop bien. Et il le fixa longtemps, au point d’oublier où il était et le risque qu’il encourait à se trouver là. Au point d’abaisser sa garde, et d’ignorer ce qui l’entourait. Au point de ne pas remarquer qu’il n’était désormais plus seul dans ce caveau interdit.

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La Gloire de nos Pères

Combien de temps était-il resté ici, le genou à terre, à contempler ce nom gravé ? Difficile à dire. Assez pour que son genou engourdi commence à crier de mécontentement. Les questions se bousculaient dans son esprit. Pourquoi ? Depuis quand ? Pourquoi n’était-il pas au courant ? Et surtout, qui pouvait bien réserver à son père une déférence qu’il ne méritait pas ? Où qu’il aille, Grant entendait les mêmes chuchotements. Traître, raciste, ordure, des termes tous plus véhéments les uns que les autres et qui servaient à désigner son paternel, et lui aussi, parfois. De temps en temps, il recevait une œillade entendue et secrète d’un sympathisant à la cause de sa famille, à laquelle il s’imposait de répondre par un air parfaitement neutre. Que ce soit en bon ou en mauvais, et malgré tous ses efforts, on continuait à voir en lui l’héritier d’une cause perdue à laquelle il n’avait jamais adhéré. Et beaucoup le décriaient pour ça.

Alors qui ? Qui allait à l’encontre de l’opinion populaire en décidant d'offrir à Jude Rivellon le respect d’un repos à l’abri de ses détracteurs ? Qui était assez fou pour ça ?

En entendant soudain la voix de Dante s’élever derrière lui, Grant sursauta. Cela devait faire plusieurs années que cela ne lui était pas arrivé. Il avait pris l’habitude d’être sur ses gardes en permanence et de ne plus rien laisser le prendre par surprise. Sauf cette fois.
Il se retourna sans répondre, dévisageant celui qui l’avait surpris, tentant de comprendre ce qu’il ressentait et ce qu’il aurait dû ressentir. Il aurait dû avoir peur, normalement. Il avait manifestement mis les pieds dans un endroit interdit, Dante le disait lui-même. Tu ne devrais pas être ici. Pourtant, il ne ressentait pas une once de culpabilité. Au contraire, il se sentait presque en colère de découvrir cela ainsi, au hasard d’une transgression et non pas dans la confidence de ceux en qui on a confiance.

Il se sentait également trahi. Ce qu’on lui avait caché était loin d’être une broutille qu’on pouvait ignorer en la cachant sous le tapis et en passant à autre chose. Jamais il ne pourrait fermer les yeux et repartir d’où il venait en faisant comme s’il n’avait rien vu. Il pourrait faire semblant, certes. Si Dante le lui demandait, il garderait le secret pour mourir avec. Mais pas avant d’avoir vécu avec et de l’avoir laissé le consumer chaque jour de sa vie. Même s’il ne disait rien, même s’il prétendait, il ne pourrait pas oublier. Et le plus douloureux dans tout ça, ça n’était pas qu’un souvenir de son père ait été gardé par quelqu’un, quelque part. Il se fichait bien de son père. Bien que la scène de sa mort soit gravée dans sa mémoire, elle ne lui faisait plus rien. C’était comme de voir mourir un inconnu.

Non, ce qui faisait mal, c’est que de toutes les personnes qui auraient pu choisir de lui cacher ça, c’était celle en qui il avait le plus confiance qui l’avait fait. Grant se redressa silencieusement. Une partie de lui avait envie de simplement quitter les lieux sans prononcer un mot. Une autre voulait des réponses claires, immédiates, certaines.

Mais tout ça, il en était incapable. Tout comme il était incapable de regarder Dante en face, d’ami à ami. Alors, il préféra se réfugier derrière un protocole arbitraire et n’être qu’un pauvre soldat pris la main dans le sac par son supérieur, afin d’accepter ses torts sans le moindre sentimentalisme. « Pardonnez-moi, mon Prince. J’ai eu tort de venir ici, j’aurais dû…» commença-t-il. Mais la fin de sa phrase s’étrangla dans sa gorge. Il n’était pas plus capable de rester de marbre qu’il ne l’aurait été de s’en prendre à Dante pour ce semblant de trahison.

Ses épaules se relâchèrent soudainement. « Pourquoi ? » demanda-t-il doucement, conscient du trouble qu’il pouvait lire dans le regard de Dante. « Pourquoi est-ce que tu ne m’as rien dit ? Tu ne me fais pas confiance ? J’aurais gardé le secret. » ajouta-t-il. Oui, il aurait voulu savoir. Pas pour avoir un endroit où honorer la mémoire de son père, mais parce que cette tombe secrète signifiait qu’il avait échoué à soulager Dante du fardeau qu’il portait.

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