Il n'y avait pas de quais à proprement parler à Lucarion, seulement des embarcadères de fortune construits avec du bois noyé par les passeurs eux-mêmes pour rendre la traversée moins pénible, du moins autant que possible. Car des passeurs capables de traverser la Mer Ombrale, il n'y en avait pas plus de dix dans le monde entier. Les clients étaient tous les mêmes : des prisonniers politiques envoyés ici pour y périr. Parfois, ces passeurs étaient même payés pour y jeter les condamnés, puis ils gonflaient une fois de plus leurs bourses sur le dos de leurs victimes en leur garantissant une chance de revenir sur le continent.

C'était un commerce bien rodé, et pourtant surprenant, puisqu'il semblait évident pour quiconque n'ayant pas bravé les terres désolées que ce continent était vide, tant dans son économie qu'ailleurs.

Quelques rumeurs parlaient parfois d'une capitale nommée Noxa, mais c'était bien trop flou pour y prêter plus d'attention.

Parmi ceux-là, une jeune femme se démarquait. Son apparence était tragiquement défigurée par l'absence de grâce. Tragiquement, car c'était probablement la plus normale d'entre-tous ici bas, pas de tentacules ni de troisième jambe chez elle ! Ses cheveux luisants, parsemés de tâches bleues évoquaient l'écume maritime et complétaient parfaitement ses yeux hétérochromatiques et ses longues canines, lui donnant l'air d'un fieffé lutin.

Tandis que son justaucorps couplé d'un veston lui serrât peut-être un peu trop la taille, elle ne semblait pas souffrir de la famine qui sévissait dans les environs. Au contraire, elle semblait plutôt potelée et ne manquait, à première vue, de rien.

Elle attirait l'attention des passeurs comme si c'était un jour spécial, peut-être même son anniversaire, tant elle semblait enthousiaste à l'idée de partager ses secrets au monde...







Ajouta-t'elle avec certitude d'un hochement de tête intellectuel, si quelqu'un en avait bien sûr quelque chose à faire. Avant de conclure d'un geste mélodramatique de la main droite pendant que sa senestre touchait sa poitraille d'un air théâtral.






Elle cherchait désespérement à attirer l'attention d'une tête qui voudrait bien transporter sa noble figure par-delà la Mer des Ombres, vu son accoutrement, il était évident qu'elle paierait sans l'ombre d'un doute. Elle avait tout l'air d'être l'enfant disparu d'une riche famille, sa silhouette empestait la richesse et les récompenses juteuses à plein nez.

Qu'aimais tu le plus, dans cet étrange pays ?

L'absence de monotonie ? Bien sûr, c'était un peu la signature du lieu. Ici, chacun avait un passé sombre à faire oublier, des difformités à cacher, ou, plus simplement, tout un monde d'emmerdes et de conflits personnels à régler, bien plus que dans le reste du monde. La vie d'un fermier meridiem n'était pas toujours de tout repos, bien sûr. Les impôts, les maladies, et les tracas du quotidien pouvaient être d'une infinie complexité à gérer... Mais ici, c'était bien différent. Sur cette île oubliée des dieux, chaque jour était un combat. Il y'avait bien un gouvernement, une hiérarchie sociale, mais quelle valeur avait elle pour ceux qui ne quittaient jamais les rues ?

C'était un endroit cruel, d'une violence rare, et qui formait des individus trop souvent abjects, il fallait bien le dire. Ils ne faisaient pas confiance, et ne la rendaient pas plus. Ce genre de créatures était prêt à tout pour rentrer sur le continent, lorsqu'ils n'avaient pas déjà abandonné à cause de leur difformité ou de leur trop grand écart avec le monde des gens normaux. Mais quoi qu'il en soit, tu ne t'arrêtais jamais longtemps à quai sans déposer un cordon de pirates entraînés au combat devant le ponton. Des hommes et des femmes imperturbables, d'autant plus que cette fois, c'est la Fleur qui était à quai, et que ses richesses pouvaient bien attirer les curiosités...

C'est pourquoi tu fus surpris lorsque l'on vint toquer à la porte de ta cabine, et que l'une des femmes gardant le navire entra.

"Capitaine ! Une jeune femme déambule sur les quais ! Elle a l'air normale, mais riche. Et elle veut revenir sur le continent."

"Tout le monde veut revenir sur le continent... Tu n'as pas d'informations plus pertinentes ?"

"Elle... aime le théâtre ?"

Tu ne t'attendais pas à ça. Mais cela avait le mérite d'éveiller ta curiosité, bien sûr. Alors tu sortis de ta cabine, armé de ston sabre, de ton long manteau sombre, et d'un tricorne posé sur ta chevelure détachée. Tu te penches par dessus le bastingage, et observe la jeune femme d'un air intrigué. Oui, sans doute une riche héritière quelconque... Mais est elle une héritière du continent déshéritée et abandonnée ici, ou une héritière locale, qui cherche à découvrir le monde, sans doute sans l'appui de sa famille ? Dans tous les cas, c'était des emmerdes.

"Montez à bord, Mademoiselle... Présentez-vous, et dites moi ce qui vous pousse à vouloir venir sur le continent."