Il y a environ 50 ans.

Mon oiseau, il dansait dans ma cage dorée, lui ne perdait jamais de vue la beauté de la vie, même dans un espace confiné. Il m'avait moi, il n'avait besoin de rien d'autre. Je lui tendais mon doigt parfois dans l'espoir de stimuler son esprit, je caressais son petit bec pointu en espérant du plus profond de mon cœur qu'il appréciait ce geste sans jamais savoir si c'était bel et bien le cas. Il n'avait jamais semblé s'en plaindre. Et il se posait souvent sur mon épaule ou mon crâne, chantait régulièrement lorsque je gardais le silence. Il m'appréciait.


Pourquoi est-ce que j'étais encore là ? J'attendais avec ma cage sur les genoux. Père et mère avaient promis que je serais enfin prêt. Ils ont juré que je rentrerais au bosquet, que je pourrais servir les elfes comme j'y étais destiné.

J'en ai assez d'attendre.

Ma grande sœur devait venir. Elle leur a expliqué que je n'étais pas un monstre, que le grand oracle s'était trompé. C'était un humain mauvais, il avait tout manigancé avec les autres adultes.. Je ne suis pas un démon...

Combien de jours vais-je devoir encore attendre...


Elle est là ! Mais comment exactement je sais qu'elle est là ? C'est son odeur ? Non, je n'arrive qu'à sentir celle de la pierre mouillée. Dehors il pleut, et ma grande sœur détestait la pluie. Elle disait souvent en passant parler à ma porte que ça faisait friser ses cheveux.

J'aurais bien aimé aussi que mes cheveux frisent, qu'elle ait une raison de s'occuper de moi, de me toucher.

La porte s'enclenche. Je lève mes yeux avec impatience vers l'ouverture, plisse les yeux face à la lumière des torches qui s'engouffre dans mon habitacle, et saute de joie en voyant la brune rentrer.

Je ne pu m'empêcher de lui sauter dans les bras et de la serrer de toute mes forces. Ma sœur ! Je pouvais la toucher pour la première fois depuis mes treize ans ! Et j'en avais déjà dix sept !

Qu'elle était gentille, vous l'auriez connue. Elle souriait tout le temps et même quand je n'allais pas bien, je l'entendais essayer de blaguer, même si ses bêtises me dérangeait, elle continuait pour me forcer à penser à elle, à l'écouter, et à répondre à ses provocations.

Elle aussi n'allait pas bien, j'entendais souvent dans sa voix quand elle aurait bien préféré rester dans son lit, mais elle n'a jamais refusé l'effort de venir me voir. Une fois par semaine, depuis dix ans.

Aaaah ! Ma sœur. Qu'elle était jolie en plus, des yeux verts magnifiques qui avaient le don de vous faire vous sentir important à en subir le regard, elle était de ceux pouvant effectuer une lecture de votre âme de ce simple geste, elle savait identifier qui était bon et qui ne l'était pas. Et elle ne se retenait pas de le dire ! Qu'elle était géniale, ma sœur.

Et pour mon anniversaire, j'ai eu le droit à un cadeau ! Une cape rouge ! Le rouge c'est ma couleur préférée, comme mes yeux. Elle me disait tout le temps que j'avais un regard de braise car elle sentait que le feu qui alimentait mon âme suffirait à embraser le monde toute entier.

Par contre.. je sais pas c'est quoi le symbole blanc qui est peint dessus. Dis, sœurette, ça veut dire quoi ?

Tu es là ? Notre dernière sortie me manque. Tu as dit que tu revenais me voir vite. Cela fait dix jours.


...Tu sais, je commence à m'inquiéter. Cela fait deux semaines.


Tu es enfin revenue.

Déjà deux ans. Tu me manque toujours. Les oiseaux que tu me faisais ne volent plus. Je n'ai pas la force d'en faire à ta place. Tu savais leur donner vie. Les humains et les elfes ne veulent pas que je donne la vie. Ils disent que les sorts que j'apprend vont protéger notre monde. Ils disent qu'ils ont dompté le démon.


Le bosquet m'a accepté de nouveau. Ils ont enfin admit que je n'étais pas un démon. Que j'étais simplement né différent. Pourquoi est-ce qu'ils avaient peur de moi ? Maman a donné tout ce qu'elle avait pour moi. Ils auraient du chérir son dernier cadeau plutôt que de m'enfermer. Elle n'aurait pas voulu que je grandisse comme je l'ai fait, à écouter ma sœur chanter et danser ses aventures pendant que moi, je ne pouvais lire que les livres qu'on me donnait.

Pourquoi est-ce qu'ils ont tant changé d'avis d'un coup ? Pourquoi est-ce que j'ai mal dans la poitrine quand j'utilise ton œil divin ?



J'ai tué mon premier homme aujourd'hui.

Père m'a ordonné de suivre une jolie fille de son âge. Elle était coquette et avait tes yeux, je me demande encore qui c'était mais elle portait une robe si longue qu'un duo de garçons de la moitié de mon âge devaient la suivre partout pour tenir sa robe derrière elle !

Mais des méchants sont apparus sur la route. Je crois qu'on allait à Rivellon.. ? Ce n'était pas loin de la tour où on m'avait enfermé avec tous les livres. A vrai dire, je n'aimais pas la région.

J'ai réussi à les neutraliser tout seul comme un grand ! J'étais le meilleur garde du corps a à peine seize ans ! La dame, tu l'aurais vu, elle était époustouflée. Le premier, je l'ai noyé dans une énorme sphère d'eau. Il ne pouvait pas en sortir, pas la percer, rien.. ! Tu l'aurais vu lorsqu'il a été obligé d'expulser tout l'air de ses poumons et qu'il a cessé de bouger. Il aurait pas du causer du tort à l'amie de papa.

L'autre, je me le suis gardé pour moi.

...Je voulais aspirer toute l'eau de son corps, mais au lieu de ça, c'était tout rouge. C'était bizarre.. je ne savais pas que je pouvais manipuler le sang des autres. C'est normal, sœurette ?

Et puis il m'a regardé bizarrement. Il avait peur.


On aurait pu penser qu'il avait vu un monstre.

Et puis j'ai amené la jolie dame là où elle devait, elle, elle a pas eu peur. Les gens voient vraiment n'importe quoi quand ils ont plus de sang dans la tête. Je ne l'ai pas tué, parce que on m'a dit de l'épargner. Et je suis un gentil garçon qui obéit, moi. Comme tu m'as appris.

Mais toi tu savais que j'étais pas un monstre, pas vrai, ma sœur ?

Je suis devenu un soldat, je n'ai toujours pas de barbe, toi qui avait tant voulu que je devienne un garçon viril, c'est tout l'inverse. Par contre je t'assure que cela fonctionne quand même très bien pour les séduire.

Cela fait déjà vingt ans.

Père a une nouvelle femme, ils n'ont toujours pas d'enfants. Je sers dans leur garde rapprochée la plupart du temps, ce n'est pas très intéressant mais l'uniforme me va très bien. Et puis tu verrais les autres garçons, je suis certain que tu en aurais croqué autant que moi je ne l'ai fait. C'est pour ça qu'on est la garde rapprochée, non ? Il faut qu'on ait une confiance aveugle entre nous...

Je ne te permettrai pas de juger mes relations amoureuses, ma sœur. Toi tu m'en parlais alors que je n'avais même pas l'âge de comprendre, espèce de perverse.

Ils ont rassemblé les livres. Tu te souviens ? Ceux que je lisais inlassablement dans ma bibliothèque. Ceux qui parlaient des rituels pour fabriquer une lame de sang. Lævateinn, tu te rappelles, pas vrai ? Si, bien sur ! Cette arme légendaire dont les coups ne ratent jamais leur cible ! Une épée vorpale dont le tranchant peut fendre l'air à des centaines de pas de distance ! La lame d'obsidienne à la couverture de verre ! Celle faite du sang de nos ancêtres pour qu'ils puissent protéger leur descendance après être retourné à la terre !

J'aurais vraiment du t'expliquer mieux, mais je n'avais pas envie de parler des livres les fois où on sortait ensemble. J'aimais tant t'étreindre, sentir le parfum de tes cheveux, comment aurais-je pu parler de mes livres plus que ça ?

Je t'en reparlerai quand nous aurons à fabriquer Lævateinn.


J'aimerais tant partager ce coucher de soleil avec toi.

Je ne suis plus aussi naïf qu'avant, j'ai bien compris que tu n'étais plus à mes côtés. Je sais bien qu'on ne m'a pas isolé pour ma peau, mes cheveux et mes yeux. Je te raconterai aussi un jour pourquoi ils m'ont fait ça. C'est pour le bien de la famille, tu vas voir.

On se revoit bientôt. Je te parle toujours dans le noir, ma très chère sœur .

Le temps passe, son ouvrage continue de s'orchestrer sans toi, même si je sais qu'il est moins beau en ton absence. Si l'univers n'était constitué que de pignons et de rouages, toi, tu étais l'huile indispensable à garantir sa rotation, à limiter son usure.

En ton absence, tout me semblait fade ; les visages eux étaient oubliables, les duels demeuraient tous mous, les conquêtes autant amoureuses que le reste restaient amorphes. Mais tes mots résonnaient sans cesse dans mon esprit, je continuais de faire de mon mieux, de faire ce qui était juste.




D'ailleurs... Nous allons reforger notre lame légendaire.

Pour cela, père m'a ordonné de récolter le sang de tous nos sorciers, y compris le miens. Je me demande souvent pourquoi je devais agglutiner leur sang au miens, question de torchon et de serviette, nous n'étions pas nombreux de toute manière. Ton œil divin me permettait de faire tant de choses, je me demandais souvent si tu avais toi aussi manipulé le sang des autres.

On peut sans doute même faire exploser les faibles rien qu'en les regardant, tu te rends compte ? Je n'ai jamais vraiment essayé, je n'aime pas tuer ceux qui ne méritent pas la mort, même si père est très judicieux lorsqu'il m'envoie prendre des vies.

J'espère que je n'aurai pas non plus à rassembler l'obsidienne nécessaire à la lame... j'ai vraiment l'impression de faire toutes les choses difficiles, ici. De toute manière, je me disais que puisque je faisais presque tout, l'arme me reviendrait de droit. C'était normal, non ?

Et toi, tu aurais voulu l'avoir pour toi seule aussi, cette épée ? Je suis certain que oui, elle nous revient de droit, n'est-ce pas, ma sœur ?