Les Sept t'ont béni, au moins pour une chose.

Petite, pour une Halogienne, et dénuée de cornes, tu passerais presque pour une Meridienne... Tant que tu ne soulèves pas ces longs cheveux blonds qui font ta fierté. Sous tes mèches se cachent des oreilles bovines, grandes et poilues, que tu as toujours eu soin de dissimuler. Tes ennemis ici en profiteraient bien trop vite, mais tu as réussi à garder ce secret une bonne partie de ton enfance. Alors, tu as appris à attirer l'attention sur ce que tu désirais, à guider les regards sur tes parures, sur la grâce de tes pas de danseuse, et sur tes sourires lumineux.

Ah, tes parures... Jamais un pantalon, jamais un chemiser, même pour courir les vallées et les forêts de cette terre qui n'est pas la tienne. Non, tu aimes bien trop les robes, les coiffures élaborées, et les bijoux raffinés. Ta préférence va au bleu profond et au crème riche de la laine la plus pure, qui t'évoquent douceur, mystère tout autant que réconfort, et surtout, qui te ramènent à tes lointaines origines, par delà les caps des montagnes. Mais toujours, tu accompagnes tes tenues d'un châle ou d'un foulard. En cette verdoyante contrée, tu sais que cela n'est pas l'usage, mais après tout, tu n'es pas d'ici.

Ton héritage, Berengaria, t'a longtemps fait honte. Tu étais otage, et tu étais ennemie. Mais aujourd'hui, alors que tu es une femme du monde, délice parmi les délices de Meridiem, tu le revendiques. Ce châle, ce foulard, usuels dans les terres froides du Nord, représente un étendard que tu dresses fièrement. Tes robes dissimulent la musculature racée de ton peuple, et tes mots empreints de toute la délicatesse de la cour méridionale portent pourtant la flamme de tes origines australes.

Ce feu rejaillit dans tout ce que tu fais, dans tout ce que tu es. Passionnée, extravertie à l'extrême, tu attires le regard, le sais et le mets à profit. La vie est une scène, et tu es prête à jouer ton rôle.

Quel est ton rôle ?

Tu te l'es longtemps demandé. Es-tu destinée à trahir ton peuple, ou tes parents ? Sont-ce vraiment tes parents ? Quels choix feras-tu, dans les années à venir ? Autant de questions qui ont tourné en toi, inlassablement, labourant ton esprit halogien sans trêve. Et à qui t'ouvrir ? Monsieur et Madame Heartily, ces nobles qui t'ont adopté t'ont certes dit de les appeler Père et Mère, mais ils ne le sont pas plus que les autres Meridiems, pas plus que tu n'es semblable à eux, et ton reflet en est une bien cruelle représentation... Alors tu as avancé, seule, perdue, en proie aux questionnements, et surtout, timide.

Mais tu n'es plus cette petite fille. Aujourd'hui, ton coeur est droit, et tu sais où tu vas. Pourquoi, surtout. Les fantômes du passé ont laissé la place à la femme que tu avais besoin d'être. Ni la noble halogienne que tu aurais dû devenir, pleine de fureur et si impérieuse qu'elle en fait frissonner les premiers hommes, ni l'otage Meridienne qu'ils voulaient que tu sois. L'ignorance ne te déplaît plus, et au lieu de craindre sans cesse te perdre, tu l'espères presque.

Tu n'es pas plus halogienne que meridiem. Tu es ce produit bâtard de deux cultures, cette enfant aimée et haïe des deux côtés, en cage et pourtant si libre ! Pourquoi douter, quand les autres le feront pour toi ? Pourquoi reculer, alors que l'on te ramènera immanquablement à ta place ? Alors tu danses, tu chantes, tu prends la parole, et c'est ainsi que tu as découvert qui tu étais. Cette personne éclatante, que les jeunes nobles s'arrachent aux bals, avec qui les femmes viennent rire d'une compagnie qui leur est jusque là si étrangère, et que les vieux regardent passer avec méfiance, mais aussi avec regret. Chacun goûte ta liberté et regrette de ne pas la posséder.

Pourtant, malgré tout cela, tes doutes ne t'ont pas tout à fait quitté. Seras-tu acceptée, le jour où tu rentreras en Halogia ? Les Vekeldot t'accepteront ils, en voyant ce que tu es devenue ? Cela ne devrait pas t'importer, mais tu restes, au fond, une petite fille perdue. Alors, pour ne pas t'apesantir là dessus, tu reprends ta danse. Quelle importance, tant que tu n'y es pas ? Et quelle importance, alors ?

Les cartes ont été tirées, et tu as perdu. Mais tu peux toujours perdre avec un sourire de défi.

Jusque là, cela t'a réussi.

Chacun doit choisir sa vie...

C'est ta seconde mère qui te l'a dit, en glissant ses mains dans tes cheveux pour te faire des tresses. C'était alors une façon de t'identifier clairement, les tresses n'étant alors pas à la mode pour les jeunes filles Meridiem, mais tu l'ignorais, et après tout, ce n'était pas vraiment de la faute de ta mère. Elle ne faisait qu'obéir. C'était aussi pour cela qu'elle avait adopté cette halogienne, à peine plus qu'un bébé, ramenée d'une bataille avec son peuple. Pour cela aussi qu'elle avait choisi de la renommer, lui préférant le nom de Bérénice à celui, barbare, de Berengaria. Effacer qui tu étais, tout en t'identifiant comme cible...

Mais tu avais retenu cette leçon. Alors que le monde entier conspirait à te former en une chose ou une autre, tu avais décidé de ne pas suivre ces voies. Dans un premier temps, ta résistance avait été futile. Tu refusais d'appliquer les manières de la cour, tu courais en relevant tes robes, et ne résistait pas à l'envie de répondre aux enfants te donnant des surnoms moqueurs. Bien sûr, tu faisais toujours attention à ce que nul ne voie tes oreilles, ces oreilles dont tu avais honte, et que Mère dissimulait toujours, peu importe la façon dont elle te coiffait, mais tu nageais à contre-courant.

Mais cela n'avait fait qu'aggraver la situation. Les autres enfants t'évitaient, maintenant, au lieu de se moquer, mais cela ne te rendait pas plus heureuse, au contraire... Ainsi, tu abordas l'année de tes neuf ans avec une appréhension qui n'aurait pas dû marquer quelqu'un de ton âge. Regarder les autres enfants jouer entre eux, se faufiler dans les cuisines pour voler du pain et du beurre sous le regard amusé et bienveillant de cuisiniers faisant mine de ne rien voir, tandis que tu rentrais dans les appartements de Père et Mère... En quelques semaines à peine, lorsque tu te rendis compte que tu avais tiré un trait sur tout ce que tu aurais pu avoir, si tu avais au moins essayé de jouer selon les règles, tu sombras dans l'aphasie.

Chacun doit choisir sa vie...

Cette fois, c'est après t'avoir pris dans ses bras et t'avoir offert une poupée dans une belle robe bleue qu'elle t'avait dit cela. Et que répondre, lorsque l'on n'a que neuf ans et demie ? Vous avez pleuré, ce jour là, sans que tu sois toujours capable de dire un mot. La poupée écrasée entre vous n'avait plus vraiment d'importance, et pourtant, après que Mère t'ait quittée, tu la gardas contre toi un long moment. Du doigt, tu caressais l'ourlet de sa robe, et pleurait encore quelques fois, à ton étude trop grande pour toi, ou sur ton lit. Pourtant, Mère ne revint pas, cette fois. Elle savait qu'elle ne pouvait pas t'atteindre, et que tu avais besoin de ce temps.

Dehors, pourtant, elle s'activait. Elle demanda à Père de te trouver les meilleurs tomes, elle convoqua les meilleurs tuteurs de danse et d'histoire, et ne regarda pas un instant à la dépense. Elizabeth Heartily avait toujours été une femme idéaliste, et s'était toujours imaginée mère. Alors, lorsque les années s'étaient écoulées sans lui offrir d'enfants, elle avait connu les abîmes que tu traversais actuellement. Peut-être était-ce pour remonter le moral d'une des dames de sa cour que la Reine Rosalia avait choisi de te confier à elle. Quoi qu'il en fût, elle était décidée à se battre pour toi.

Et après ces heures de sanglots trop lourds pour une enfant, tu étais décidée aussi. Tu t'appliquas, cette fois, à reproduire chaque pas le plus fidèlement possible, à retenir chaque date, chaque événement. Tu appris à manier tes couverts avec toutes les règles que cela impliquer, et après quelques mois, tu parlas à nouveau. Mais tu n'étais pas encore prête. Tu avais peur, et même Mère ne pouvait pas tout à fait te rassurer. Comment te le reprocher ? Tu avais causé ta propre chute, et rien ne disait que tu n'allais pas recommencer. Et que diraient les autres enfants, en te voyant reparaître, comme si de rien n'était ?

Pourtant, le Bal arrivait. Le premier Bal auquel tu serais présentée à la Cour officiellement. Il faudrait bien que tu dépasses tes peurs, si tu ne voulais pas être encore plus aliénée que tu ne l'étais déjà... Et c'est alors que Père entra réellement en jeu. Il avait toujours été distant. Le genre d'homme à ne jamais montrer ses émotions, un tacticien de l'armée qui ne s'était jamais vraiment impliqué dans ton éducation de lui-même. Il se murmurait, dans les alcôves, qu'il vous haïssait, parce qu'il lui en voulait de ne pas lui avoir offert de descendance... Pourtant, c'est lui qui te rassura.

C'est lui qui te mena par le bras à ton premier bal, dans la même robe bleue que ta poupée portait, lui qui te fit des sourires chaque fois que tu montrais ta bonne éducation, lui qui dansa avec toi, montrant à tous que non seulement il te reconnaissait, mais surtout qu'il était fier de toi. Alors tu lui rendis son sourire, tu dansas, tu parlas. Cela ne dura que quelques heures, et tout ne se passa pas bien, il y'eut des remarques déplaisantes, mais rien de cela ne comptait.

Chacun doit choisir sa vie...

Les mois s'écoulent, et tu as choisi ta spécialité. Tu suis toujours ardemment les cours de tes précepteurs, mais ta véritable passion a fait jour, s'épanouissant avec toi. Un tome de sorcellerie que Père t'a confié par hasard a suffi. Mère et lui t'en ont ramené d'autres, et t'en ont même acheté certains. Déjà, tes petites illusions font mouche dans le coeur des autres adolescents de la cour. Tu portes toujours le nom de Bérénice, et a même accolé celui de tes parents au tien, une rupture à l'étiquette que la Reine a accordé à ta Mère, et il te remplit de fierté.

Mais dans ton coeur d'adolescente, outre cette fierté bat aussi un vibrant chaos. Il fut présenté à la cour un peu après toi, bien que nul n'ignorait son nom, même avant. Adrian Hraesvelgr. Oh, bien sûr, tu n'étais pas la seule jeune fille fascinée par lui, mais peu importait. Tu rêvais de pouvoir un jour te tenir à ses côtés, et après tout, cela ne dépendait que de toi et de la vie que tu choisissais, n'est ce pas ?

Alors tu continues à travailler, à apprendre, et à être aussi parfaite que tu le peux. Père et Mère sont fiers, tes amis sont nombreux, et tes talents grandissent. L'adolescence fait de toi une ravissante Meridiem, et le travail fait de toi une puissante halogienne. Pourtant, malgré tout cela, tu n'es pas tout à fait heureuse. Tu continues à pourchasser ce que tu ne peux pas être, ce que tu veux être, ce qu'on t'a promis. Tu veux les ailes que l'on te refuse, et tu comptes bien trouver une façon de les obtenir.

Chacun doit choisir sa vie...

Tu es adulte maintenant, et pourtant, tu restes en cage. Tu n'as jamais quitté Rivallon, hors des quelques fois où vous rendez visite aux Heartily dans leur province, mais peu t'importe, car cela te permet de te concentrer sur ce que tu aimes. Les livres, la sorcellerie. Ton grand projet arrive bientôt à terme, et chaque jour apporte son lot de progrès. On murmure, dans les salons, que la Reine songe à te laisser explorer Meridiem à ta guise, et tu sais déjà ce que tu ferais de cette liberté. Tu veux te rendre à la Frontière, et oeuvrer pour la paix entre tes deux peuples. Mais pour l'instant, ce que tu veux, c'est parachever ta magie.

Et tu finis par y parvenir. Il te suffit de visualiser tes ailes, puis d'altérer ta propre magie pour leur donner corps... Bien sûr, c'est un pouvoir terrifiant, et tu crains de mopdifier ton corps, de peur de ne pas pouvoir revenir exactement à ce que tu étais avant... Mais tu sais que c'est une découverte digne d'un mage de la cour. Ton avenir est assuré, et pourtant, ce n'est pas cette voie là que tu veux suivre pour l'instant.

Alors, tu te rends auprès de la Reine pour lui faire part de ta doléance. Tu veux explorer Meridiem, et tu sais que tu obtiendras gain de cause.

Tu as choisi ta vie.