D’un bruit étouffé, les talons de ses solerets charbonneux pourfendent le sable d’ébène. Son pas lent, presque désincarné, semble provenir du poids de l’armure reposant sur ses épaules. Ou peut-être cette gêne est-elle due à la simple stature de la magicienne bravant la désolation Cariane. La femme se révèle d’une taille égale aux Premiers-Hommes, pourvue de ses factices excroissances cornues. Ces dernières, reliées à un masque soulignant ses prunelles, sont assorties au teint de sa peau de fer. L’œuvre de forgeron préservant son corps est d’une couleur semblable à la roche volcanique consumée, délaissée par la même lumière l’ayant dévorée. De nombreuses stries écarlates agrémentent ce charbon, comme autant de stigmates de la lave à l’origine de la roche. Comme autant de plaies béantes laissées par la morsure d’une bête solaire.

Même au sein de Lucarion, l’apparence de l’enchanteresse a ce quelque chose de spectral, vaguement désincarné. Lorsque l’on y regarde de plus près, l’on constate que ce n’est pas uniquement dû à sa peau d’albâtre dépourvue de soleil. Son existence paraît bel et bien désincarnée, partiellement immatérielle. La première question venant en tête est donc tout naturellement : fait-elle usage de magie afin de faire léviter cette immense sculpture d’acier ? Le simple fait de s’interroger à ce sujet nous guide déjà vers une part de vérité. À défaut d’être une illustre chevalière, la femme a l’allure fantomatique est certainement une ensorceleuse parmi les plus capables.

Or, sa cape d’albâtre, délabrée et ternie par les affres du temps, ne lui rend pas hommage. Ni à sa puissance, ni a sa beauté par ailleurs. La Sorcière, présentement blafarde, posséda certainement un teint de pêche autrefois. À l’abri sous cette coque de fer intégrale, se cache certainement un corps autrefois humain. Le gabarit de la peau de fer appuie cette théorie, puisqu’il dessine une constitution assez généreuse à sa propriétaire. Peut-être même que sa toison de cendres brillait autrefois d’un éclat aussi pur que la lumière du Père de l’Aube ? Oh, évitons de lui parler de cette montagne. Ce soi-disant Patriarche Tout-puissant échoue à baigner sa terre d’origine de son éclat faussement divin. Là où reposent les ombres, l’aurore ne point jamais. Seule la lueur d’argent de Noxa permet de ne pas sombrer dans la folie pour les réfugiés dont fait partie l’âme errante.

Si cette existence fut autrefois humaine, l’enveloppe arpentant la désolation Cariane paraît sans contexte ne plus l’être. Voilà que s’est tu l’écho de ses solerets. Voilà que cette forme paraît léviter au loin. Dans une direction la rapprochant de notre emplacement. Se peut-il qu’elle nous ait repérés ? À quelle fin nous approche-t-elle ? Son regard scintillant de rouge ne semble pas réconfortant. Ni même hostile, en vérité. L’on ne saurait dire si elle éprouve de la curiosité à notre égard. Ou bien si son âme est simplement tout aussi désincarnée que son corps. Quoiqu’il en soit, nous ne devrions pas nous attarder ici. Voilà que ce Chevalier s’en mêle. L’armure de cette femme, tout comme son attitude, est déjà sinistre. Mais au moins, contrairement à ce duelliste, elle ne semble pas posséder d’arme. Disparaissons donc pendant que l’on est aussi intègre que ces ectoplasmes.



Intègre, ce mot constitue bien là ce qu’aimerait à incarner notre chère ensorceleuse. Car cela signifierait en premier lieu qu’elle se souvient de principes sur lesquels se reposer afin d’avoir une conduite digne. Or, la sorcière ne perçoit plus qu’un chaos désarticulé dans l’abîme de son âme. Un abîme teint de noirceur qui, s’il laisse de temps à autre s’échapper un rayon de lumière, rend toujours celle-ci aveuglante. Ces souvenirs confus ressemblent davantage à des agressions provenant d’un passé révolu plutôt que d’un puzzle dont elle aurait toutes les pièces ainsi que le modèle sur la boîte.

Pour autant, son esprit n’est pas une table rase qu’elle a pu décorer à sa guise. Pas totalement. Une chose qu’elle ressent sans s’en expliquer l’origine est une profonde attraction envers les porteurs d’Œil Divin. Quand bien même le Père de l’Aube ne se soit jamais penché sur son berceau, la Sorcière ressent une profonde attraction envers ses élus. Une attirance n’étant ni affective ni charnelle, puisqu’un tout autre sentiment s’empare de ses entrailles à leur vision. Elle ne ressent ni plus ni moins qu’un besoin primaire de les affronter. De déployer l’intégralité de ses sortilèges face au fruit de leur ingéniosité et de leur élément. Et si elle devait périr de la main d’un béni ? Cette éventualité est aussi brumeuse dans son esprit que la terre des exilés. Pour autant, la vision d’un Œil Divin libéré de son porteur ne lui procure aucune satisfaction. C’est même tout le contraire, puisqu’il est déjà arrivé à la magicienne de sentir une perle de pluie ruisseler sur sa joue face à la vision d’un artefact orphelin.

Cependant, cet attrait envers la confrontation n’est pas limité qu’à l’attention des Divins. Il est déjà arrivé à la Rouge de s’opposer à des intrus dotés non pas de bénédiction, mais d’une témérité excessive. Certains éveillent son intellect, d’autres suscitent son dépit. Inutile de préciser que la majorité de ces pauvres âmes n’ont pas fait long feu face à ses arcanes. Face à ceux-là, toutefois, notre Sorcière apatride n’aura ressenti ni compassion ni tristesse. Tout au plus, aura-t-elle suggéré à son subconscient qu’il serait bête de gaspiller toute cette viande. Ceci avant de se rappeler qu’elle n’avait bel et bien plus besoin de s’alimenter. Voilà bien ce qui la différencie avant tout des êtres qu’elle affronte : sa non-vie face à leur fougue de survivre.

Naturellement, la chimère a tenté de se réapproprier une façon de vivre proche des individus terrés par-delà la Mer Ombrale. Sans succès, puisqu’elle conçoit aujourd’hui la plupart de leurs principes comme désuets ou futiles. Une vision qu’elle attribue à la noirceur des terres lui servant de refuge. La chevalerie Méridienne. Le consumérisme Kuroïte. L’orgueil Qalishi. La trivialité Halogienne. Seule une certaine avidité peut lui être imputée, celle de la connaissance. Son esprit agnostique n’est que peu réceptif aux différents folklores qu’on pourrait lui conter. Mais afin de meubler l’éternité, leur support peut parfois receler de précieuses connaissances. Qu’il s’agisse de son domaine d’excellence ou bien de la fidèle histoire du monde, cela l’aide à se forger une représentation de Nymlerith, nation riche en cultures dont elle est friande des nuances. Tant de notions qu’elle a expérimenté en s’épargnant les remous maritimes grâce à ses portails. Oui, si peu plausible cela puisse paraître, la simple vision de ces étendues bleutées la met mal à l’aise. Peut-être est-ce là le seul de ses souvenirs auquel la Sorcière parvient à donner un sens.

Alors, à défaut de pouvoir comprendre ce monde, l’Écarlate a choisi de se reposer sur son instinct. Dans cette sombre éternité qu’est la seule terre ou l’on ne la traque pas, la chasseuse a trouvé un refuge et un compagnon d’infortune. Ainsi, les jours lui paraissent-ils moins longs lorsqu’elle ne ressent pas le besoin d’attenter à la vie d’un Élu. Lorsque cette faim lui tenaille l’estomac, cependant, l’unique moyen de la réprimer est de se laisser aller à une bestialité entrant en contradiction avec son apparence. Peut-être est-ce là une marque indélébile présente en son sein ? Oh, cela lui revient maintenant. Tout a commencé dans ce village, il y a bien plus de temps qu’elle ne s’est embarrassée à en compter, elle qui ne semble pas soumise aux affres du temps. Comment s’appelait-il déjà… ?


Retrouverait-elle enfin la mémoire ? Le Père de l’Aube, Être tout-puissant, se serait-il enfin rappelé qu’elle existe, elle qui confronte inlassablement les Divins ? Seule face à son infertile subconscient, la voilà songeuse. Ses iris, habituellement éteints brillent cette fois de la flamme du doute. La Rouge jurerait avoir entrevu l’une de ces bribes habituellement si désarticulées. Étrangement, cela lui est apparu clairement cette fois. Le reflet de l’astre diurne réchauffant sa peau de fer. La sensation meuble d’une terre sur laquelle la femme repose. C’est bien sûr. Il ne s’agit pas là d’une de ces éprouvantes réminiscences. Ce que la magicienne vient de se remémorer n’est autre que la fois ou elle s’est extirpée d’un sommeil pas si éternel…

Katze. Tel fut le nom du village où elle se réveilla jadis, comme si la Sorcière venait de sortir d’un mauvais rêve. Comme frappée d’une soudaine amnésie, l’ensorceleuse contemplera ses mains gantées de charbon. Nul souvenir, pas même son nom, n’émergera alors de sa mémoire. Paniquée, l’immatérielle le sera toutefois moins que la modeste population dont elle a troublé la quiétude en s’assoupissant juste à côté de leur puits. Les enfants seront intrigués par celle qui sera rapidement nommée la chevaleresse de rubis. Les adultes, eux, auront éprouvé assez de bonne volonté pour ne pas se ruer sur torches, fouets et autres outils de révolte habituels, afin de chasser l’intruse fantomatique.

L’intégralité des villageois était en fait particulièrement résignée. Une épidémie sans précédent les frappait, éloignant les artisans de leurs ateliers. Redirigeant les fermiers du champ à la paillasse. Eux, qui avaient toujours fait preuve de piété et de dévotion, criaient maintenant à l’injustice face à ce châtiment non mérité. L’étrangère n’avait à priori aucune raison de se préoccuper des affaires de cette localité qu’on lui révéla être dans les Plaines Méridiennes. Or, sans aucun repère, la magicienne estima tout de même de bon ton de se rendre utile afin de mériter le gîte et le couvert. Ce dernier point se révélera toutefois rapidement une corvée plutôt qu’un déplaisir. Son apparence, au fil du temps, cessa de rebuter les villageois. En revanche, les repas qu’elle tentait de savourer lui paraissaient d’une infâme insipidité. Outre l’absence de sensation de faim à combler, le goût en lui-même semblait s’être volatilisé de sa nourriture.

Qu’à cela ne tienne, il y en aurait plus pour les autres. La rétribution du gîte offert aurait pu s’effectuer de bien des manières. En période épidémique, du labour des champs à l’épluchage des pommes de terre, en passant par la bassine à linge, tout était à faire. Et les bras manquaient partout. Toutefois, la convalescente aspira à se rendre utile de façon innovante. Plutôt que de palier à des agonisants, elle s’affaira à explorer les prés et bois alentour. Au terme de ses cueillettes, la magicienne s’isolait dans son logis de fortune afin de concocter onguents et autres remèdes. Si on l’accusa d’être un poids mort initialement, des excuses furent de mise lorsque les malades, même âgés, regagnèrent leurs œuvres avec la fougue de leurs plus jeunes années. Certains périrent tout de même, car il n’était plus temps. Mais dans ce deuil minoritaire, la parfaite inconnue venait de se trouver un nouveau foyer. Un foyer dont la plus jeune génération choisira de la nommer Amaryllis.

Un foyer ou elle aurait aimé s’installer durablement. Le destin ne lui aura pas laissé cette chance. L’incident remonte maintenant à plusieurs décennies. Mais cela, la non-vivante insensible au temps n’en a conscience. Tout comme l’immatérielle ne ressent aucune douleur, aucun remord, face à ce qu’elle a accompli. La femme à la toison d’argent, se souvient, un beau jour, être tombée sur le fils du bourgmestre. Celui-ci, changé depuis quelque temps, s’activait particulièrement auprès des vergers. Et alors qu’elle ne souhaitait que goûter au fruit de ce dur labeur, l’Écarlate commit l’irréparable. Sans qu’elle ne se l’explique, la simple vision du jeune garçon éveilla en son sein un véritable tourbillon de douleur.

Elle s’était tordue, puis effondrée sur elle-même, suppliant presque qu’on l’achève afin que cela cesse. Les vertiges l’assaillaient, au même titre qu’une tempête de souvenirs ne l’abaissa à la merci de la folie. Un instinct nouveau s’éveilla en son âme, comme le remède à ce supplice à l’origine inconnue. Cette rédemption viendra sous la forme d’un tribut. Le prix serait la vie du jeune garçon qui n’avait rien demandé à personne, surtout pas à se voir arracher le cœur par cette dame à la peau de fer et aux gantelets acérés. Plus que le cœur, c’est toutefois son pendentif qu’elle avait cherché à saisir. La Rouge s’attirera ainsi les foudres du village. La foule s’armera bel et bien de torches et de fourches afin de la pourchasser. Une nouvelle fois sauvée par son instinct, la sorcière se souviendra être capable de matérialiser un portail dans lequel elle se jettera sans réfléchir.  

Cette mésaventure conclura donc sa première expérience du monde dit civilisé. Ce portail inespéré l’aura conduite dans un paysage plus rural encore, à la frontière entre terre et mer. Un village de pêcheurs prisonnier de la neige. Là, cependant, l’arrivée d’une inconnue aux allures spectrales sera bien moins perçue et l’étrangère n’aura d’autres choix pour sauver sa peau que d’emprunter un nouveau portail. Ainsi découvrira-t-elle le monde au gré de ses téléportations. Éconduite de destination en destination, l’amnésique profitera de ce mode de transport forcé pour apprendre à maîtriser ses pouvoirs. Des confuses réminiscences dont elle souffrait, il lui semblait que ces terres immaculées soient les seules familières. Or, la pèlerine y avait été beaucoup moins bien traitée que dans les Plaines, pour une raison inconnue. Se serait-elle méprise en trouvant ces pêcheurs quelque peu semblables à sa personne ?

Dès lors, l’Écarlate se dit que ce monde n’avait peut-être pas besoin de ses services médicinaux. Bien sûr, au gré de son périple, l’amnésique tenta bien de diversifier ses compétences. Peut-être même l’enchanteresse cherchait à les recouvrer. Mais la réalité était-là : une part conséquente de la population était repoussée par sa simple apparence. Une autre part significative était au courant de cette rumeur. Cet écho mentionnant une femme blanchâtre en armure clinquante qui s’en prenait inlassablement aux femmes et aux enfants. Une accusation grandement exagérée ayant pour source son premier meurtre dont elle avait conservé un souvenir précieusement macabre. Un pendentif d’ambre semblant contenir un symbole sylvestre d’origine inconnue. La malheureuse ignorait pourquoi, mais la simple vision de ce bijou éveillait une profonde amertume en elle. Pas le souvenir du garçon, non, uniquement la vue de son artefact.

Ainsi, les années passèrent. Sa macabre légende fut agrémentée de diverses rumeurs. On l’accusait de détourner ses fréquentations des Dieux. De profaner leur vie et leur dépouille. La lassitude de cette diffamation poussera la femme en armure à s’éloigner de la civilisation. Ses fréquents pèlerinages finirent par la mener à une terre ou l’astre diurne ne l’incommodait pas. Mieux, cette terre promise était suffisamment déserte pour que sa présence n’importune personne. Sa nouvelle providence.

Avec le temps, la Sorcière était devenue friande de ces Œils Divins. Particulièrement, depuis que cette immense montagne à l’horizon brille de nouveau. Là ou la non-vivante se terre néanmoins, ni cet éclat ni la lumière du soleil ne sont plus en mesure de la déranger. Tout au plus, leur morsure bouscule-t-elle légèrement le manteau de brume dans lequel l’Écarlate a trouvé le repos. Or, il ne s’agit bel et bien que d’une tanière. Un endroit ou elle peut errer sereinement quand ses entrailles ne sont pas rongées par cet irrépressible besoin. Seulement, ce dernier doit être assouvi lorsqu’il se manifeste. Et ces mystérieux artefacts semblent être l’unique chose à même de les apaiser. La magicienne a beaucoup d’interrogations, et tout aussi peu de réponses quant à la raison de cette faim carnassière. Ses souvenirs, s’ils daignaient s’ordonner paisiblement un jour, constitueraient peut-être la source de réponses tant attendue.

Pour l’heure, malheureusement, la Rouge ne peut compter que sur elle-même. Le destin a tout de même fini par lui sourire. Lors de cette journée ou sa route s’est entremêlée avec celle de ce chevalier partageant sa maigre condition. Depuis, les deux sempiternels ont en quelque sorte convenu de chercher les réponses ensemble. C’est à partir de cet instant que l’on a commencé à associer les apparitions de la Sorcière Rouge à celles du Chevalier Noir. Or, tous deux sont certainement aussi égarés que solitaires dans ce qu’ils sont véritablement.  

En ce qui concerne la chimère, elle a néanmoins trouvé une nouvelle motivation à cette chasse aux yeux. Si obscure soit sa réputation, la femme a la peau de fer a pris conscience de l’importance qu’ont ces artefacts pour le commun des mortels. Et la Rouge a rapidement compris que leurs motivations pour s’en emparer étaient tout sauf nobles. Ainsi a-t-elle décidé de se mêler de nouveau au monde des Hommes non pas pour subsister, mais bel et bien pour dérober ces bénédictions.

Les légendes du monde sont après tous parvenues à ses oreilles. En ce qui la concerne, on ne peut dire que la vagabonde se considère comme Élue de quelque façon que ce soit, puisque cette montagne n’atteint même pas sa terre d’exil. Cependant, s’il se trouve bel et bien là-haut une énergie à l’origine du monde tel qu’il est, alors c’est ce lieu qu’elle doit atteindre afin d’obtenir réponse aux interrogations qui l’animent depuis trop longtemps déjà.

Le spectre rouge d'une vile sorcière qui hante certaines légendes de Nymlerith, parfois on raconte tes histoires pour effrayer les enfants qui ne veulent pas dormir ou ne veulent pas finir leur assiette. Mais en réalité tu n'es pas autant un monstre que tu ne le crois car...

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